Khaled Sulaïman, écrivain et journaliste kurde établi au Québec, analyse la situation politique dans le Kurdistan irakien à la faveur du référendum d'indépendance tenu par Erbil et contesté par Bagdad et la communauté internationale. Liberté : Le Kurdistan irakien, qui bénéficie déjà d'une large autonomie, a organisé, le 25 septembre, un référendum pour l'indépendance qui s'est soldé par un "oui" massif. Quelle analyse faites-vous de cette consultation référendaire contestée par Bagdad ? Khaled Sulaïman : Malgré les 92% de oui, le référendum a provoqué une crise politique sérieuse en Irak entre Bagdad et Erbil. Le gouvernent irakien ne veut pas reconnaître les résultats du référendum parce que, selon lui, la constitution irakienne ne prévoit pas cette éventualité. Et les dirigeants kurdes, eux, disent qu'il est impossible de rester dans le giron de Bagdad. Si on fait un petit retour vers le passé, pour tous les Kurdes il y a un rêve historique d'un pays indépendant. Mais, le problème majeur au Kurdistan, c'est la géopolitique. Enclavé entre l'Irak, la Syrie, la Turquie et l'Iran, le Kurdistan irakien est victime de la géopolitique internationale depuis 1924. Un Irak uni demeure le centre d'intérêts de la communauté internationale. Outre l'Irak, il y a aussi l'Iran et la Turquie qui sont foncièrement contre le référendum kurde. Damas n'arrive pas à faire pression sur les Kurdes syriens à cause de la guerre civile qui y sévit depuis 2011. Bagdad exige l'annulation des résultats, ce que les Kurdes refusent et proposent, en revanche, une renégociation au sujet des régions ou territoires disputés. Le fait est que ces régions historiquement kurdes ont subi une politique d'arabisation acharnée du temps de Saddam Hussein, même bien avant. Ces régions sont contestées, à l'exemple de la ville pétrolière Kirkouk. Il y a donc un vrai un blocage. La seule solution pour sortir de cette crise politique est de proposer un autre modèle de gouvernance. Depuis 2003, l'Irak a adopté un système politique fédéral, ce qui n'a pas empêché l'existence de problèmes entre Bagdad et la province kurde. Chez les Kurdes, il y a un courant qui souhaite transformer la fédération irakienne en confédération. Les pressions internationales n'ont pas dissuadé Massoud Barzani d'aller au bout de son projet politique, alors que la région sombre dans une grave crise économique depuis notamment la chute des prix du pétrole. De plus, la menace terroriste persiste malgré tout. Pensez-vous que l'urgence d'un referendum d'autodétermination était justifiée ? Le problème principal ne vient pas seulement de Bagdad ou les pays voisins, il y a aussi l'attitude de la communauté internationale ; l'ONU, l'UE et les Etats-Unis ont rejeté l'idée du référendum. Donc, il n'y a aucun soutien international pour les Kurdes. La nouvelle donne est que les dirigeants kurdes, pour sortir de l'impasse politique, se disent prêts pour des négociations, mais sans conditions. Or, Bagdad, soutenu par Ankara, pose toujours ses conditions, à commencer par l'annulation du référendum. Pour sa part, Téhéran qui voit d'un mauvais œil le référendum essaie de trouver un mécanisme de dialogue entre Bagdad et Erbil. Il y a certaines informations qui parlent d'une politique turque qui a complètement changé malgré des intérêts économiques évidents. Ankara et Bagdad veulent reconstruire les pipelines de Jehan pour transporter le pétrole. Or, cette frontière est contrôlée par les Kurdes. On évoque la possibilité d'une action militaire contre les Kurdes, mais je crois que c'est juste une pression. À vrai dire, une action contre les Kurdes est concrètement impossible. Quelles incidences aura ce référendum sur la lutte contre l'Etat islamique qui contrôle encore deux fiefs en Irak, notamment à Kirkouk, un des territoires disputés entre Bagdad et Erbil, la capitale kurde ? Massoud Barzani n'écoute pas la communauté internationale mais aussi l'opinion publique kurde. Il y a une opposition forte aux choix du pouvoir local. Il faut dire que Barzani est le président de facto puisque son mandat a expiré depuis 2013. Il n'a pas de légitimité. Le Parlement kurde voulait adopter des réformes politiques pour passer du régime présidentiel au régime parlementaire. Quand Barzani a constaté le sérieux de ce projet, il a promis de quitter le pouvoir au bout de deux ans. Or, en 2015, il a refusé de discuter de cette éventualité. Il s'est imposé comme un président de facto, donc contesté. Pour revenir à Kirkouk, il faut dire qu'historiquement c'est une région kurde, la population est majoritairement kurde. Ce n'est pas une opinion politique, mais plutôt une réalité sociologique. Il y a des documents qui le prouvent. En 1922, il y avait à peine 8 000 Arabes dans la province de Kirkouk. Aujourd'hui, juste dans une ville comme Hawija, jusqu'à récemment contrôlée par Daech, on parle de 18% d'Arabes. Il y a eu un changement démographique à cause d'une politique d'arabisation à Kirkouk depuis 1934 jusqu'à 2003. La première colonie arabe a été établie à Kirkouk en 1946. À partir de 1963, quand le parti Baas est arrivé au pouvoir, on a renforcé cette politique d'arabisation. Il y avait même des actions de déportation vers des régions arabophones. Malgré tout, la majorité des citoyens à Kirkouk sont kurdes. La région est sous le contrôle kurde. On parle aujourd'hui d'une possible attaque de la ville par une milice chiite pro-Bagdad, une armée non-officielle très agressive, fondée en 2014 par une fatwa du leader religieux chiite Ali Sistani. Sinon, en Europe, c'est la Catalogne qui assume ses ambitions indépendantistes. Elle a organisé le 1er octobre un référendum dans des conditions chaotiques avec la répression policière de Madrid. Quelle analogie peut-on faire avec le Kurdistan ? À part les contacts entre Massoud Barzani avec des leaders catalans, il n'y a aucune comparaison possible. D'abord, en Espagne, la région de Catalogne est une force politique et économique. Et cela se passe en Europe, où les droits et les libertés sont respectés. Géopolitiquement, le Kurdistan n'a aucune porte pour se connecter au monde. C'est une enclave géographique ; malgré l'immensité du territoire, il n'y a aucune porte qui donne sur la mer. Ce n'est pas le cas en Catalogne. Certes, le Kurdistan irakien est riche avec son pétrole et ses ressources hydriques, mais son économie n'est pas diversifiée pour autant, à cause justement d'un système politique corrompu. L'Ecosse a déjà raté son référendum pour l'indépendance. Le Québec, il a y a 22 ans, a subi le même sort. Qu'est-ce qui explique cette émergence des particularismes identitaires ? J'ai essayé aussi de comparer le Québec et le Kurdistan, mais il n'y a pas de ressemblances. Lors de la Révolution tranquille, le Québec a connu un vrai développement économique, social et culturel adossé à une vie politique démocratique intense. Le développement économique du Québec rend facile l'émergence d'un Etat-nation. Or, au Kurdistan, on est prêt juste pour une indépendance psychologique. On n'a pas encore mis en place les instruments politiques et les institutions démocratiques pour asseoir les bases d'un futur Etat indépendant. On a même laissé en friche le système éducatif qui pourrait former une génération sur laquelle il faudra compter demain pour bâtir le pays kurde. Le système de santé est obsolète. Tout ça à cause de la corruption. Les hommes politiques sont devenus depuis 2003 des hommes d'affaires. Il reste que la question identitaire est existentielle pour les Kurdes, les Ecossais, les Québécois, les Catalans, etc. Nous ne sommes pas arabes, au Kurdistan. Il y a combien de Kurdes dans les quatre pays où ils sont dispersés ? Les Kurdes irakiens sont environ 5,5 millions. En Turquie, on parle de 16 à 20 millions. Rien qu'à Istanbul, on dénombre plus de six millions de Kurdes. En Iran, il y en a 12 millions et en Syrie 2 millions. C'est la plus grande nation au monde sans Etat. 40 millions de Kurdes sans Etat. L'appartenance ethnique est un sentiment plus fort que la religion, même si les Kurdes sont sunnites. Pour terminer, y a-t-il un lien dialectique entre le conflit Bagdad-Erbil et le soutien de la communauté internationale au pouvoir irakien ? La diplomatie internationale empêche l'émergence des Etats ethniques. Outre la lutte contre le terrorisme et le nébuleux Etat islamique, la communauté internationale voit ses intérêts assurés plus par Bagdad qu'un éventuel Etat kurde. D'où, par exemple, le soutien sans faille de la France et de l'Allemagne. Pour la Turquie, c'est une question de survie. Ankara est contre un Etat kurde, "même en Afrique". Pourquoi ? Parce que si un Etat kurde émergeait en Irak, cela provoquerait un effet de contagion en Turquie et en Iran. De plus, pour l'Iran qui nourrit encore des ambitions d'influence chiite dans la sous-région, un Etat kurde sunnite à la frontière iranienne serait une carte géopolitique défavorable à Téhéran.