Un est actuellement en prison. Une autre est sous le coup d'une plainte alors que trois de leurs confrères risquent leur radiation du barreau. Leur tort à tous est d'avoir dénoncé les violations des droits de l'Homme et les conditions de détention inhumaines dans les pénitenciers. À proximité de l'avenue Habib-Bourguiba au centre de la ville de Tunis se trouve une esplanade baptisée place des Droits de l'Homme. Le panneau en verre y afférent porte le coup d'un projectile quelconque. Les services de la mairie n'ont pas pris le soin de remplacer la vitre. De toute façon, personne, y compris les cohortes de touristes européens qui séjournent tout près dans le palace Abou-Nawas, n'y prêtent attention. Convergeant dès le matin vers le souk, ils traversent la place des “Droits de l'homme”, indifférents au sort infligé à la plaque portant son nom et aux motivations de l'auteur de ce saccage. Sans doute celui-ci fait-il partie de ces milliers d'anonymes tétanisés, qui n'ont d'autres moyens de libérer leurs frustrations, sinon commettre ce genre de “profanations”. En Tunisie, oser élever la voix pour contester l'ordre établi est déjà un sacrilège. Un avocat, membre du barreau de Tunis, vient de payer cher cette effronterie. Pour avoir publié un brûlot sur Internet dénonçant les conditions de détention dans les prisons de son pays, maître Mohamed Abbou, président de l'association des jeunes avocats et militant du Comité national pour les libertés en Tunisie (Cnlt) a été condamné le 28 avril dernier à trois ans et demi de prison ferme. Le lendemain, trois de ses confrères, constitués en collectif de défense, lui ont rendu visite à la prison. Mal leur en prit car si deux s'en sont sortis indemnes et ont été juste refoulés, le troisième, maître Sonia Ben Amor qui a pu rencontrer son client, a été chassée et brutalisée par les matons. Ne s'arrêtant pas là, le directeur a porté plainte, l'accusant d'avoir saccagé des biens matériels et cassé le bras d'un gardien. L'instrumentalisation par les autorités de l'affaire Abbou est flagrante. Le CSM, “bras armé” du pouvoir En date du 3 mai, le Conseil supérieur de la magistrature, présidé par le chef de l'Etat Zine El Abidine Ben Ali, a rendu public un communiqué mettant en garde les robes noires contre certains “abus, dépassements et dérives” et sommant les magistrats de “prendre toutes les mesures qui s'imposent pour maintenir l'ordre dans les tribunaux”. Deux jours plus tard, maîtres Radhia Nasraoui, présidente de l'Association de lutte contre la torture en Tunisie (Alct), Ayachi Hammami et Raouf Ayadi apprennent qu'ils seront prochainement traduits devant le conseil de discipline du bâtonnat, risquant leur radiation définitive de l'Ordre des avocats. Sentant la main de fer s'abattre sur eux, les confrères de maître Abbou en grève de la faim depuis son incarcération militent âprement pour leur survie. Le 6 mai, ils organisaient un rassemblement à l'intérieur du Palais de justice de la capitale. La répression était au rendez-vous. Constituant le dernier bastion de la démocratie en Tunisie, les avocats subissent le même sort que les journalistes. Etant leur tribune sacrée, la salle d'audience devient leur prison. Que faire ? Avec le soutien d'ONG internationales, à l'instar de la Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme (Fidh) et de l'Observatoire de protection des défenseurs des droits de l'Homme (Opdh), les organisations locales, à leur tête la Ligue tunisienne de la défense des droits de l'Homme (Ltddh), le Syndicat des journalistes ainsi que l'Association tunisienne des femmes démocrates (Atfd) ont organisé mercredi dernier une journée de soutien avec les avocats. Cependant, en dépit de cette mobilisation, le pouvoir continue à se voiler la face. Il y a quelques jours, le président du syndicat des journalistes, une organisation nouvellement créée, était convoqué par la police et auditionné pendant plusieurs heures. Sans illusion, une consœur de l'Agence tunisienne de presse (TAP), membre du syndicat, s'y attendait. C'est avec une grande ironie qu'elle rapporte les exhortations de Ben Ali, il y a quelques semaines à la presse tunisienne, dont il a réclamé “une plus grande initiative et de l'audace”. “Si on se fie à ce qui est dit officiellement, la Tunisie serait un modèle de démocratie”, fait-elle observer, railleuse. “Il existe un ministère des Droits de l'Homme pour mieux les violer”, renchérit Sidiki Kaba, président de la Fidh. Interpellé par l'érosion continue des droits en Tunisie, il a adressé en compagnie des responsables de l'Opdh et de la Commission internationale des juristes (CIJ) une demande au gouvernement de lever toutes les entraves sur l'exercice des libertés et le droit de la défense. Ce n'est pas la première fois que le régime tunisien est destinataire de ce genre de réclamation. Cependant, les exigences des ONG européennes sont loin de le préoccuper. Un triste anniversaire Dimanche dernier, il organisait des élections municipales sans surprise à l'issue desquelles le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) du président Ben Ali est sorti grand gagnant. Hormis les contestations de quelques partis d'opposition, la population est restée amorphe. Il n'y a eu ni manifestations de joie ni signes de mécontentement. Chez notre voisin, les revendications démocratiques s'expriment en vase clos. La veille du scrutin local, la Ligue des droits de l'Homme célébrait à son siège le 27e anniversaire de sa création. Mokhtar Trifi, son président, a prononcé une allocution dans laquelle il s'est attardé sur le dernier épisode de répression ciblant les avocats. Son auditoire était constitué de l'ensemble des militants pour les droits de l'Homme. Une mission d'audit venue en Tunisie en perspective du Sommet mondial des sociétés de l'information (Smsi) a également pris part à cet événement. Durant son séjour, elle a eu largement le temps de constater que le droit d'informer est un vain mot dans le pays de Ben Ali. Durant la cérémonie d'anniversaire de la Ligue, une voiture de police était stationnée devant son siège. Deux agents, à l'allure très arrogante, trituraient des talkies-walkies. Ne s'encombrant d'aucune retenue, ils scrutaient les invités, dont les étrangers, étroitement surveillés. Une étudiante en sociologie de nationalité française en stage à Tunis dans le cadre d'un mémoire sur l'expérience féministe locale, a été livrée à un véritable interrogatoire par le réceptionniste de l'hôtel où elle séjourne. Son tort est d'avoir pris part à la rencontre sur les femmes et les médias, initiée par l'Atfd. En revanche, les questions des membres de l'audit international aux autorités n'ont obtenu que des réponses absurdes et farfelues. Interpellées par le président de l'Association mondiale des éditeurs sur le verrouillage d'Internet, elles ont justifié cette censure par l'existence de sites islamistes de subversion. À une autre question sur l'interdiction aux ONG nationales de prendre part au Smsi, les représentants du gouvernement ont répliqué, sarcastiques, que les soumissionnaires ne “savent pas remplir les formulaires de demande de participation”. La persistance de la Tunisie à ignorer les principes élémentaires du droit va-t-elle la priver d'une manifestation aussi grandiose que le Smsi ? Rien n'est sûr. En invitant le premier ministre israélien Ariel Sharon, allié des Etats-Unis, à y assister, Ben Ali peut dormir tranquille. S. L.