Dans son numéro d'avril, le magazine français "Historia" a publié une compilation de lettres et des extraits de journaux intimes d'anciens soldats de l'armée coloniale. Beaucoup décrivent les horreurs d'une guerre où ils ont été enrôlés de force et la misère des Algériens, qu'ils n'imaginaient pas. "Je note sur ce cahier tout ce que nous faisons. Je le fais pour que la population, mes copains, mes amis, prennent plus tard connaissance du travail effectué par l'armée française en Algérie. Ceci afin que ne subsistent plus de malentendus, de mensonges qui font en sorte que cette guerre imbécile et sans issue se prolonge, toujours plus meurtrière. Comme tout homme conscient et épris de paix, de liberté et de justice, je ne cache rien en disant sincèrement la vérité. Ces pages sont aussi le drame de conscience d'un jeune qui aime la liberté, c'est-à-dire qu'il l'aime non seulement pour lui mais pour les autres, pour le peuple algérien. Je m'incline bien bas devant les courageux patriotes algériens qui combattent jusqu'au bout au fond d'un oued. Combien je hais l'armée, armée au service du régime le plus éhonté qui puisse exister : la domination colonialiste. L'armée française est au service de ces colonialistes, non au service du peuple français." L'homme qui a écrit ses lignes est Albert Nallet, un jeune ouvrier, militant des mouvements pour la paix en Algérie qui a été pourtant appelé en 1959, en Kabylie. Tout au long de sa présence en Algérie, il a tenu un journal pour témoigner sur les horreurs de la guerre. Beaucoup d'autres soldats écrivaient aussi, souvent des lettres à leurs familles en France. Certains décrivaient la réalité sans états d'âme. Mais beaucoup avec la conscience torturée. Dans son numéro du mois d'avril, le magazine français Historia a choisi de publier une compilation des témoignages. La coordination du dossier a été assurée par Tramor Quemeneur. Cet enseignant d'histoire à l'université Paris 8 a accumulé depuis une vingtaine d'années des documents, émanant notamment d'appelés, opposés ou pas à la guerre d'Algérie. Il est également l'auteur d'une thèse intitulée : "Une guerre sans ‘non' ?" Insoumissions, refus d'obéissance et désertions de soldats français pendant la guerre d'Algérie, ces dernières années, Tramor Quemeneur a commencé à recueillir des témoignages oraux d'anciens appelés. "Des gens sortent ce qu'ils avaient sur le cœur, sans en avoir jamais fait part à leur entourage. Le sentiment traumatique n'est pas négligeable. Parler de la guerre réveillait des cauchemars. Pour certains, on sent bien que c'est resté l'obsession de leur vie", explique l'historien dans une interview, estimant que la parole des anciens appelés a été très peu sollicitée en France, contrairement à d'autres témoins du drame algérien. Dans Historia, les écrits des soldats retracent des étapes, l'enrôlement, le départ vers l'Algérie, la découverte du pays et les horreurs d'une guerre coloniale, avec son lot de violences et d'arbitraire. Selon Tramor Quemeneur, la plupart des appelés appréhendaient leur arrivée sur une terre à feu et à sang, où les soldats sont transformés en machines à tuer. "Pourquoi taper. Cuisiner. Torturer. Cette vieille qui pourrait être ta grand-mère. À poil sur le carrelage. Le ventre gonflé d'eau. Les seins meurtris par les coups. Et puis, merde. J'en ai marre. Plus il y a de la haine, plus je deviens brute. Plus je suis brute, plus j'ai peur et je hais la violence", a écrit Jean Faure. En 1958, cet ancien vice-président du Sénat faisait son service militaire en Algérie. Soldats devenus automates Plus tard, il rédigera un livre, Au pays de la soif et de la peur, qui donne vie à des souvenirs douloureux. Jean Muller, lui, n'est pas revenu vivant d'Algérie. Mort en opération en 1956, il fut l'auteur d'une lettre posthume où il décrit l'ignoble corvée de bois. Il raconte notamment comment sa compagnie (qui opérait près de Tablat) a achevé de balles dans la tête, 20 suspects et les a laissé sans sépulture. Le récit de Jean Muller publié en 1957 par Témoignage Chrétien a levé davantage le voile sur les exactions de l'armée coloniale. D'autres soldats sont devenus des automates. Un instituteur dont l'identité n'a pas été révélée par Historia dit dans une lettre datée du 16 mars 1961 qu'il avait été avant son départ pour l'Algérie contre la guerre. Sur place, son opinion change. "L'armée anémie la conscience(...) On se laisse aller. On ne se force plus à voir clair, à chercher la vérité, la justice(...) On devient insensible. On se brutalise et on en est fiers", explique le soldat. Si la plupart des militaires avaient pour mission de semer la terreur, d'autres se chargeaient de la propagande au sein des Sections administratives spécialisées (SAS). Des actions sanitaires et sociales étaient menées pour que les Algériens reprennent confiance dans la France. Sans véritable effet, elles ont néanmoins permis à de nombreux appelés de découvrir la réalité coloniale. "Métrite, ganglions tuberculeux avec abcès, gosses affreusement rachitiques et déshydratés avec début de purpura, et des impétigos en pagaille, des gosses dont le crâne n'est qu'une croûte, bronchite, trachome... Mais quand on voit leurs conditions de vie... La nuit, il fait très froid sous les tentes. Ils sont sous-alimentés au possible : troupeaux encore plus insuffisants qu'avant, et inconscience des militaires.", a relaté Xavier Jacquet dans une lettre de 1959. Un autre soldat, Benoist Rey a relaté dans Les égorgeurs, un livre publié en 1961, les conditions de subsistance de la population dans un camp de regroupement de 1200 personnes. "La première vision qu'ont les enfants, c'est celle des barbelés et des fusils. La résignation se lit dans les yeux", a-t-il écrit. Ne supportant pas la guerre et ses horreurs, des soldats ont fini par déserter. Les statistiques officielles en comptent un millier. On répertorie aussi 11 000 insoumis ainsi que 400 objecteurs de conscience. Dans Historia, on peut lire des lettres que des déserteurs ont écrit soit aux autorités, soit à leurs parents. L'une d'elles est de Noël Favrelière. Il faisait partie en 1956 d'une unité de parachutistes et avait fait le choix de s'enfuir avec Mohamed, un jeune prisonnier du même âge que lui, pour lui sauver la vie et éviter qu'il soit comme un autre détenu, précipité d'un hélicoptère. "Pa, tu sais bien que je n'ai jamais trahi mon pays mais que bien au contraire, c'est maintenant que je le sers en empêchant les Algériens de haïr cette France qu'ils ont aimée. Parmi eux, je suis la preuve que tous les Français ne sont pas des colonialistes et tous les paras des SS. Si j'avais agi autrement, si j'avais laissé assassiner Mohamed, je crois bien que je n'aurai jamais osé te regarder en face, le résistant qui m'a crié : ‘Ne deviens pas boche'!", avait expliqué N. Favrelière à son père. Il est mort en 2017. S. L. K.