Le XXIe siècle est marqué par une crise multiforme. Tous les problèmes se posent en même temps. Elle a ses racines profondes, datant environ de trois siècles. Dans ce contexte, le monde musulman traverse une des plus graves turbulences de son histoire. La mondialisation remet en cause les identités spécifiques et les relations internationales ne sont pas démocratiques. Les écarts se creusent entre les pays sur les plans scientifique et économique. Pourtant les pays du Sud recèlent des potentialités importantes. La remise en cause du droit international réintroduit des crises, des tensions, des inégalités et de la sauvagerie. Sans verser dans la complainte, il est clair qu'aujourd'hui le monde est en crise multiforme, désorienté, violent et intolérant. La montée des extrêmes est flagrante. Xénophobie et fanatisme, injustifiables, troublent les relations internationales et sociales. Que faire ? Il y a lieu de dialoguer pour expliquer et cerner les causes multiples et avant tout politiques. Dans ce contexte, une partie de l'espace islamique sombre. Des «musulmans» inauthentiques, perdus et ignorants en réaction nihiliste s'enferment dans l'idéologie obscurantiste. Des groupuscules manipulés perturbent le monde musulman. Une partie du monde dominant, aveuglé par la volonté de puissance est agressive et banalise la xénophobie. L'ignorance, la manipulation et l'inculture suscitent des tensions. C'est le règne de l'ethnocentrisme et des sectes. L'extrémisme religieux complique la situation. Les liens profonds et historiques entre l'Occident et le monde musulman sont mis à mal. Les désillusions sont grandes après les promesses et les leçons de morale données par des grandes puissances au reste du monde. Face à la demande de culture et de connaissance, l'offre n'est pas à la hauteur. La situation est complexe, une forme de méfiance s'installe, malgré la prolifération du droit. Notre époque est celle de l'incertitude et des égoïsmes, mais aussi celle des opportunités et de possibles solidarités. La solution passe le dialogue. C'est par l'échange des idées et des valeurs que les individus et les peuples participent à l'élévation de la condition humaine. La bonne intention réfléchie, la franchise, les valeurs universelles communes et le bien commun doivent guider : "Appelle à la Voie de ton Seigneur avec sagesse. Sois modéré dans ta discussion." (16-125) Le passé est commun. Le futur de l'humanité dépend en partie de la relation entre l'Occident et le monde musulman. Cependant, est faible le vrai dialogue des idées, multilatéral, pour construire ensemble un monde moins chaotique, juste, cohérent, L'immobilisme d'une partie du monde musulman et l'arrogance d'une partie de l'Occident mènent à l'abîme. Deux mondes qui ne sont pas monolithiques, à une époque de fin de civilisation. Qu'appelle-t-on civilisation et modernité ? Telle qu'elle existe, cette dernière est ambivalente. Elle est émancipatrice, met l'accent sur l'autonomie de l'individu et la raison, produit de l'efficience, mais rompt avec la finalité spirituelle et la signification de l'existence. Prise en otage par le libéralisme sauvage, la culture de l'individualisme et les sectes, indirectement elle favorise la désignification et les fausses religions. Cela produit des déséquilibres et des violences. La modernité vécue se fonde principalement sur trois critères : la raison instrumentale, pratiquée comme technoscience, le capitalisme mis en œuvre comme libéralisme et la sécularisation areligieuse, parfois antireligieuse. L'économie de marché est universelle. Elle peut être pratiquée par d'autres cultures. Les critères de la modernité ne sont le monopole d'aucune civilisation. Mais l'absence d'éthique crée un antagonisme avec les régions du monde marquées par la culture religieuse et le souci de l'être commun. Cela peut se résorber, si l'équité, le droit à la différence et la justice prévalent. Le point faible de l'humanité actuelle est l'affaiblissement du lien social, de la relation humaine. Forger une autre modernité La modernité n'a pas fondé une civilisation universelle et la musulmane a régressé. Les progrès en matière de technoscience et la pratique religieuse ne suffisent pas pour répondre aux besoins multiples des sociétés. La crise du vivre-ensemble renvoie à la crise de fond qui n'est pas nouvelle. Elle s'est aggravée. Il y a un siècle, le philosophe allemand, Oswald Spengler, publiait Le déclin de l'Occident, suivi par le penseur français Paul Valéry qui se penchait sur la question de la décadence dans La crise de l'esprit. En outre Sigmund Freud abordait le sujet dans Malaise dans la civilisation, où il constate une perte de sens. Edmond Husserl, philosophe allemand, en 1935 écrivait La crise de l'humanité européenne et la philosophie puis la Crise des sciences européennes. L'historien britannique Arnold Toynbee dans La civilisation à l'épreuve s'interrogeait sur les changements en cours. Plus récemment, l'historien anglais Jack Goody dans Vol de l'histoire démontrait que la crise tient aussi au fait que l'Occident aurait falsifié l'histoire et édulcoré celle du reste du monde. Mohamed Iqbal le Pakistanais, Malek Bennabi l'Algérien et Taha Hussein l'Egyptien, se posaient des questions sur la religion et la relation entre l'Occident et le monde musulman. La rationalité scientifique et technique n'a pas été produite par le seul monde occidental contemporain. Cependant, il est celui qui a sophistiqué la logique et opéré des révolutions scientifiques et politiques grandioses. La pensée scientifique n'est pas spécifique à une seule civilisation. Celle arabo-islamique a propulsé la science et la technique avec son style propre. Il y a un lien entre l'éthique de l'islam et les aspects scientifiques et techniques. La crise actuelle devrait montrer que l'ont peut s'insérer dans le monde sans être obligé de se renier. Il est possible pour des sociétés musulmanes, asiatiques, africaines et orientales de développer une autre modernité, sans perdre leur authenticité culturelle, ni se couper du monde. Le développement ne doit pas être synonyme d'uniformisation. Le dialogue des civilisations contribuera à faire face au besoin de réinventer le vivre ensemble de l'altérité. (Â suivre) M. C. Professeur des universités, auteur de Une autre modernité, Anep, Alger, 2016.