L'Irak vivrait-il un "Printemps arabe" décalé ? On pourrait le penser alors que le pays connaît depuis trois semaines des manifestations dénonçant qui les conditions de vie moyennes, qui l'incurie d'un gouvernement perçu comme incompétent. Mais qui exactement proteste en Irak ? Il y a vingt ans de cela, alors que le pays était encore dominé par Saddam Hussein, toute contestation irakienne similaire aurait été assimilée à un élan national de la part des Irakiens, toutes confessions et ethnies confondues. Les réflexes sont autres aujourd'hui. Entendre parler de manifestations en Irak rend tentante l'esquisse d'une sociologie identitaire des manifestants. Et il semblerait ainsi que, cas de la capitale Bagdad mis à part, la plupart des manifestants irakiens procèdent de gouvernorats et villes à majorité arabe chiite (Najaf, Basra, Karbala...). Quid cependant des revendications scandées lors de ces manifestations ? Sont-elles spontanées, ou seraient-elles orchestrées par des acteurs intéressés par une instrumentalisation de l'Irak ? Sur le fond, on voit bien que les demandes de ces manifestants sont élémentaires ; elles sont relatives au coût de la vie, aux coupures d'électricité que les citoyens subissent, au malaise qu'ils ressentent vis-à-vis d'une élite politique perçue comme corrompue, inefficace et déconnectée de leurs réalités. Les dures conditions subies par les Irakiens sont une réalité depuis un moment, le chaos de la gestion post-invasion du pays (2003) s'étant ajouté aux frasques de politiques destructrices menées des décennies durant par l'ancien président Saddam Hussein. Mais il est intéressant de noter que les manifestations irakiennes actuelles ont plutôt coïncidé avec les coupures d'électricité subies par une partie du pays. Privation due au fait que l'Iran, pourvoyeur important en la matière, ait suspendu ses livraisons en la matière. Les spéculations vont bon train, depuis, sur les tenants et les aboutissants de cette situation. Certains veulent y voir une expression de l'impact des sanctions financières sur l'économie iranienne ; d'autres parient plus sur une volonté supposée de l'Iran de causer des troubles en Irak aux fins d'alarmer Washington sur le chaos auquel il pourrait se retrouver confronté en Irak à terme. Il va de soi à ce titre que l'Irak continue à avoir valeur de monnaie d'échange potentielle utilisable par des acteurs étrangers aux fins de renforcer leur posture. Mais le cas échéant, peut-on pour autant exclure le droit des Irakiens à la spontanéité ? En mars 2003, l'Irak connaissait une invasion qui lui promettait la transition vers un ordre meilleur, voire. Vingt-quatre ans plus tôt, c'était Saddam Hussein qui, via un mini-coup d'état, s'érigeait comme le soi-disant sauveur de la nation ; les années de guerre et d'embargo qui suivront confirmeront un enfer irakien. Le long de ces quarante dernières années, les Irakiens ont connu une descente aux abîmes caractérisée par l'effondrement de tous leurs indicateurs : performances économiques, retombées de l'exploitation pétrolière, niveau moyen d'éducation, état des infrastructures, allocations budgétaires, niveau socio-économique, sans oublier, plus globalement, la question de l'état de droit. Les gouvernements qui se sont succédé depuis la chute du pouvoir de Saddam Hussein n'ont pas réussi à redresser la situation socio-économique en Irak ; qui plus est, la sécurité du pays a depuis empiré, cependant que les divisions politiques, ethniques et/ou confessionnelles inter-irakiennes augmentaient. S'ajoute à cela le fait que, depuis les élections – en partie controversées – de mai 2018, le pays n'a toujours pas de gouvernement constitué. Fallait-il s'attendre, dans ce contexte, à ce que les Irakiens, privés de surcroît de certains de leurs besoins élémentaires, continuent à se faire une raison et à patienter ? C'est probablement sous-estimer ici l'ampleur de la crise irakienne, et son impact sur la population. Les Irakiens manifestent, mais ce n'est pas pour autant une révolution. Ils affichent certes une tendance tant anti-gouvernementale qu'anti-iranienne, mais celle-ci n'a rien à voir avec des considérations essentialistes. Les Irakiens aujourd'hui dans les rues cherchent tout simplement à exprimer, à l'instar de beaucoup d'autres populations régionales, leur quête de la dignité, fait pour lequel ils savent être intransigeants. C'est ici que le gouvernement irakien et ses soutiens seraient bien inspirés de prendre au sérieux des expressions populaires dont la potentielle volatilité pourrait être extrêmement dommageable et pour leur règne, et pour l'évolution du pays. B. M. (*) Barah Mikail est enseignant-chercheur à Madrid et directeur de Stractegia Consulting