Ce 8 août 2018, nous commémorons le 57e anniversaire de la mort du chef de la Wilaya IV, Si Mohamed. Les années 1959 et 1960 furent les plus difficiles pour l'ALN et le peuple, notamment pour les populations rurales et celles vivant dans les montagnes. C'est au cours de ces années sombres que nous enregistrons les plus grosses pertes, militaires et civiles, le plus grand nombre de disparus, le déracinement de centaines de milliers de familles, chassées de leurs maisons et de leurs terres, le plus d'exactions contre la population civile. C'est durant ces années que se joua le sort de notre lutte. Les maquis ont résisté, à la limite de l'endurance humaine. Ils souffraient et subissaient l'isolement. Ils ne recevaient plus d'armes, les frontières à l'est et à l'ouest sont devenues quasi étanches. Les maquis souffraient du manque de munitions, dont les stocks ont été très largement épuisés dans les nombreux combats livrés par nos valeureux djounoud. Pour mémoire, il faut se rappeler que ce sont les Wilayas qui envoyaient elles-mêmes les dawriate (compagnies de jeunes recrues) franchir les frontières pour aller chercher des armes. Ces volontaires, jeunes venus des villes et des campagnes, sans armes, accompagnés par un ou deux vétérans armés, effectuaient des périples de plusieurs mois pour ramener une ou deux armes chacun. Les dawriate étaient souvent interceptées, à la fin 1958 et, surtout en 1959, à l'aller ou au retour, par l'armée française. Ces interceptions devenant de plus en plus fréquentes et les pertes subies ayant atteint des niveaux insupportables, le Conseil de wilaya mit fin à cette source d'approvisionnement. Il faut signaler que ce sont les Wilayas III et IV, éloignées des frontières, qui ont souffert le plus de ce manque d'armes et de munitions. La Wilaya IV, vaste territoire du centre du pays, où étaient concentrés les organes de décision, l'administration centrale, l'état-major de l'armée et où vivait une colonie européenne nombreuse qui exploitait les riches plaines de la Mitidja, de Chlef et du Sersou, subissait, plus que toute autre wilaya, la plus forte pression, car les 2/5 des effectifs de l'armée française étaient centrés sur la Wilaya IV. Les responsables de la Wilaya IV et ceux des autres conseils (zones et régions) devaient faire face à ces conditions très dures. Ils s'abstenaient, toutefois, par dignité et foi révolutionnaires, d'étaler leurs états d'âme et leur amertume, afin de préserver le moral des djounoud et des populations. Dès la disparition, le 5 mai 1959, de Si M'hamed Bougara, Bounaâma a géré cette période délicate, dans une première phase collégialement avec le commandant Si Salah, puis seul, après le départ de ce dernier, à la fin de l'été 1960, suite à "l'affaire de l'Elysée"(6). Il déploya une activité intense, dans tous les domaines. C'est à un véritable déploiement de l'action du FLN/ALN qu'il s'attela dans le prolongement de la mise en œuvre de la nouvelle tactique consistant à éclater les unités en petits groupes légers, très mobiles dont la mission était d'investir les espaces suburbains des villes ainsi que les plaines. Il s'agissait de réoccuper ces espaces, y réimplanter de nouvelles organisations OCFLN, redynamiser celles qui existent, aménager des refuges et les doter, systématiquement, d'abris et de casemates. Doté de capacités indiscutables en matière d'organisation et d'anticipation, qui ont font un véritable stratège, Bounaâma a enrichi le Guide du fidaï algérien, dont la première version fut l'œuvre de Si M'hamed Bougara. Il s'agit d'un manuel pratique à l'usage du cadre et du simple djoundi afin de les aider dans leur action et leur conduite aussi bien au sein de l'ALN que parmi la population. Par les circulaires 18 et 18 bis, restées mémorables parmi les moudjahidine de la Wilaya IV, Bounaâma définissait des programmes de travail clairs et concis que les cadres avaient l'obligation de mettre en œuvre dans les zones, les régions et les secteurs. Bounaâma consacra toute son attention à la réorganisation d'Alger, sitôt le GPRA décida, en juin 1960, de la rattacher à la Wilaya IV. Il faut appeler qu'après la sortie du CCE et l'arrestation ou la mort des principaux dirigeants de la zone autonome, la capitale ne dépendait plus d'aucune structure du FLN/ALN. Conscient de la place et du rôle éminemment stratégiques de la capitale, Bounaâma créa une zone nouvelle pour Alger, la zone 6. Il nomme à sa tête Bousmaha Mohamed(7). Il la dota de cadres et d'éléments originaires de la région d'Alger et du Sahel, prélevés des autres zones. Il rattacha à la capitale des parties du Sahel afin de lui donner plus d'espace et de profondeur et offrir des zones de repli aux moudjahidine qui opéraient en plein cœur d'Alger. La nouvelle zone 6 bénéficia pour sa part d'un suivi permanent. Alger fut très vite reprise en main. Elle connaîtra une activité intense dont le couronnement fut les manifestations populaires grandioses du 11 Décembre 1960(8), suivies par celles qui se déroulèrent, du 1er au 5 juillet 1961, dans l'Orléansvillois, la Mitidja, le Sahel et à Alger. Au plan des liaisons, Bounaâma met en place, dès 1961, le système de transmission de courrier entre PC qu'on a appelé "voie rapide" : dans chaque ville importante, un militant sûr servait de boîte postale ; le courrier qu'il réceptionne est convoyé, le jour même, par voiture, vers son correspondant situé dans une autre ville. À titre d'exemple, le courrier émis par le PC de la Wilaya et destiné à la zone 3, était convoyé de Blida vers Chlef. Il parvenait au PC de la zone 3 au bout de 3 ou 4 jours. Il faut savoir qu'avant le recours à cette "voie rapide", le courrier était transporté par des "tissal", de merkez en merkez, ce qui nécessitait un délai de 15 à 20 jours pour parvenir à destination. C'est le jeune Khaled qui fut chargé de l'organisation de la "voie rapide". Bounaâma ne négligea pas les relations avec les autres wilayas. Il rétablit le courant avec Mohand Oulhadj, chef de la Wilaya III, Boubnider Salah, chef de la Wilaya II. Avec les commandants Si Tarik et Si Mejdoub de la Wilaya V, avec lesquels il avait des relations constantes, fortifiées par le devoir de solidarité et d'entraide. Par le biais de la «voie rapide», il établit des relations avec la Fédération de France,. Comme il n'a jamais cessé de communiquer avec la direction nationale de la Révolution à Tunis et l'état-major de l'ALN, au Maroc. Si Mohamed a toujours accordé une importance capitale à la communication et à la propagande, à l'action psychologique en général. Ainsi, lors de l'embuscade de Tamedrara, en décembre 1957, sur la route reliant Orléansville à Molière (Chlef-Bordj Bounaâma), des tracts furent abandonnés sur les lieux afin de faire croire à l'armée française qu'un bataillon de l'ALN opérait dans l'Ouarsenis. C'est dans le même objectif qu'il invita, en mai 1961, dans les monts de Chréa, un journaliste italien afin de visiter le maquis. Par la suite, ce dernier publia des articles corrects dans les journaux Corriere Delle Serra et la Stampa. Bounaâma installa des ronéos à Blida, qui tournaient à plein régime. Il souhaitait faire bénéficier la Révolution de cette formidable logistique d'impression de documents et il proposa au GPRA de l'autoriser à fournir en tracts toutes les wilayas, sur les thèmes que ce dernier indiquerait. Il ne reçut aucune réponse à ce sujet. Le dispositif mis en place à Blida a permis de lancer une campagne permanente, à travers tracts, bulletins d'information, lettres ouvertes à destination des soldats algériens servant sous le drapeau français pour les inciter à la désertion. Le même travail fut entrepris à l'endroit des détachements des harkis, de l'auto-défense. Les bulletins étaient destinés aux militants. Fin 1960 et, surtout, en 1961, la wilaya enregistra de nombreuses désertions de militaires algériens, de même que des ralliements répétés de harkas qui rejoignirent l'ALN avec leurs armes. Par souci d'efficacité de l'action, et pour être plus près d'Alger, Bounaâma aménage plusieurs refuges, équipés d'abris secrets, à Blida et ses environs : à Trab Lahmar, chez un militant de Béni Salah, chez Dahri Belkacem, limonadier, chez Hadj Rika où étaient installés les deux postes neufs ANGRC 9, chez Kouider Naïmi, où étaient installées les ronéos. Par la suite, Bounaâma décida de regrouper les postes-trans et les ronéos, chez Naïmi, où venait d'être achevée une cache qui assurait aux occupants, en cas d'alerte, une évacuation directe, vers l'extérieur, par le toit en tuiles de la maison. Le PC principal était, quant à lui, situé à Tamesguida, sur les monts de Mouzaïa. C'est en pleine action que Si Mohamed est surpris, le soir de son arrivée au refuge Naïmi, à Blida, le mardi 8 août 1961. L'armée française qui avait déployé de gros moyens est parvenue à le localiser, par radiogoniométrie, grâce à ses services spécialisés dans les écoutes radio qui ont pu capter les émissions du poste de transmission lors des communications de Bounaâma avec l'extérieur. Depuis plusieurs mois, l'ennemi suivait les déplacements de Si Mohamed qui était épié en permanence. Le 44° régiment français des transmissions, basé à El Harrach, y travaillait sans relâche. Ne voulant rater Si Mohamed à aucun prix, les autorités françaises, dès qu'elles l'ont localisé, dépêcheront, dans la nuit même, un commando de parachutistes du 11° régiment Choc. Cette unité du SDECE est rattachée à la Présidence du Conseil. Les paras s'envolent de Calvi, en Corse, pour atterrir à Boufarik. Les unités des garnisons locales assurent, de loin, le bouclage. Le combat commença à 21 heures(9). Si Mohamed et ses compagnons réussirent à brûler tous les documents en leur possession. Ils résistèrent durant plusieurs heures. Si Mohamed tombe avec trois autres compagnons : Khaled Bey Aïssa, responsable des réseaux des liaisons rapides, Abdelkader Ouadfel, l'opérateur des transmissions, Naïmi Mustapha, jeune militant et agent de liaison de Bounaâma. Il y eut deux blessés : Teguia Mohamed, responsable du SPI(10) et du secrétariat, et Boumehdi Benyoucef, gendre de Kouider Naïmi. Ce dernier, agent de liaison avec l'extérieur, rendait compte d'une mission à l'étranger que lui avait confiée Bounaâma. Seul rescapé, Naïmi Mohamed, fils de Kouider, a pu s'enfuir et rejoindre le maquis. Ainsi, s'acheva le parcours de Djillali Bounaâma, Si Mohamed. Il fut un grand chef et même un très grand chef. C'était un homme dynamique, faisant preuve de ténacité, intransigeant sur les principes. Il a su rester simple et modeste. Il était vénéré par ses djounoud et aussi par les militants et le peuple. Il aimait partager la vie de ses hommes et participer aux actions, aux côtés de ses compagnons, parfois même à leur tête, pour les diriger. Ce fut le cas avec le commando Djamal, lors de l'assaut contre le PC de la force K, à Tamedrara, à la tête d'un bataillon. Bounaâma a fait sienne cette citation qu'il m'a écrite avant sa mort, en guise de dédicace de sa photo: "Être un chef, ce n'est pas faire une guerre seulement, mais c'est surtout faire des hommes, les aimer, les conquérir et en être aimé". Bounaâma qui a dirigé la Wilaya IV de septembre 1960 jusqu'à sa mort, le 8 août 1961, ne fut jamais promu colonel. Témoignage de : Omar Ramdane Compagnon de Si Mohamed le 8 août 2018 6 - Cette affaire a été évoquée avec beaucoup de détails par le Commandant Lakhdar Bouregaâ, dans ses Mémoires, parus en arabe, sous le titre "Témoin de l'assassinat de la Révolution". 7 - Bousmaha Mohamed accède, par la suite, au Conseil de la wilaya, avec le grade de commandant. 8- C'est au cœur de ces manifestations que mourut Si Zoubir (Rouchaï Boualem), officier de la Wilaya IV. 9- La villa occupée par la famille de Kouider Naïmi est située ex-rue Raymond Poincaré, à Blida (Bab Elkhouikha). 10- SPI : Service Propagande et Information.