Les élections locales turques ont mis en évidence une baisse des scores pourtant importants, auxquels le Parti pour la justice et le développement (AKP, parti au pouvoir) avait pu prétendre jusqu'ici. Les symboles sont forts à ce titre. En perdant les mairies d'Istanbul et d'Ankara, le parti au pouvoir perd deux villes connues pour être, respectivement, la ville économique du pays par excellence, et son pôle politico-administratif. L'AKP paie, certes, en partie le prix d'une érosion du pouvoir : il est naturel que ses dix-sept années ininterrompues de gestion des affaires nationales aient fini par lasser une partie de la population. Les situations provoquées par les multiples schémas autoritaires qui prévalent dans le voisinage de la Turquie ne disent pas autre chose.Mais l'AKP se voit aussi sanctionné pour des motifs qui rejoignent les raisons pour lesquelles Istanbul et Ankara lui ont échappé. Ainsi, sur le plan économique, s'il est vrai que les années AKP ont favorisé une activité économique intense au fil de ces presque deux dernières décennies, et que cette situation a généré de la croissance, les retombées n'ont pas bénéficié à tout le monde. Le fossé est allé croissant entre la catégorie la plus riche et celle la plus pauvre de la population. Cela ne pouvait que générer un phénomène de rejet du parti au pouvoir par une partie des électeurs. L'AKP ne s'effondre pas pour autant, mais il doit une partie de son score à l'essoufflement involontaire de ses politiques économiques. Un fait devant lequel maints experts chevronnés du pays mettaient pourtant en garde depuis une bonne dizaine d'années. En jouant la carte de la critique du bilan économique du pouvoir en place, les partis de l'opposition ne s'y sont ainsi pas trompés. La frustration prévaut aussi sur le plan politique. Ankara et Istanbul sont importantes par leur taille et leur place dans le pays, mais elles ne sont pas les seuls fiefs que l'AKP a vu lui échapper. Dans les faits, ce sont surtout les villes qui ont favorisé les partis de l'opposition. Les raisons précises à cela restent à explorer, quand paraîtront des analyses socio-électorales plus fines de ces élections ; il paraît cependant, à ce stade, que "l'anti-AKPisme" a notamment marqué les agglomérations où se recrutent les catégories les plus éduquées de la population. Faut-il y voir le rejet par ceux-ci de la tendance sans cesse accrue du président Recep Tayyip Erdogan à la personnalisation du pouvoir ? Leur critique de son incommensurable folie des grandeurs (voir le palais Ak Saray inauguré en 2014) ? Leur ras-le-bol de son autoritarisme accru (le président Erdogan est aussi le Premier ministre du pays, et il a procédé à une purge inouïe aux niveaux politique, civil et militaire suite au coup d'Etat raté de juillet 2016) ? Leur lassitude des politiques étrangères aventuristes de leur président, dont un ancien Premier ministre se faisait pourtant initialement chantre d'une politique dite de "zéro problème avec les voisins" ? On est tenté de penser que oui, et en bonne partie. En dépit de tout cela, il serait erroné de parler d'un effondrement de l'AKP. Le parti subit, certes, un certain revers au vu des capacités qu'il avait maintenues le long de ces deux dernières décennies, mais il bénéficie encore du soutien de près de la moitié des électeurs turcs, restant bien loin devant chacun de ses concurrents. S'ajoute à cela le fait que la relative sanction que subit aujourd'hui l'AKP – ou que subit Erdogan, on ne sait pas trop bien – ne le met en rien en porte-à-faux avec les idées de type nationaliste sollicitées par les électeurs turcs. Personne ou presque ne semble avoir déploré le manque d'engagement des partis de l'opposition sur le terrain de la question kurde par exemple. Erdogan serait pourtant bien inspiré de bien tirer les leçons de ces élections. Il est, certes, encore loin d'être menacé par les partis de l'opposition, mais cela ne veut pas pour autant dire que la situation ne pourrait pas se renverser à terme. Les accélérations de l'histoire sont parfois brusques, et les électeurs peuvent se montrer suffisamment déterminés pour provoquer des retournements que personne n'escomptait. Surtout si Erdogan continue à confondre sa personne, et son parti.
B. M. (*) Directeur de Stractegia Consulting et enseignant-chercheur à l'Université Saint-Louis à Madrid