Les appels à transcender cette évolution dans l'horizontalité du mouvement se font entendre ici et là, certains assumés ouvertement, d'autres lancés à la cantonade. Le mouvement populaire du 22 février a accompli, avec réussite, son 10e acte, avant-hier vendredi. En dix semaines de protestation et de révolte contre le système, le mouvement a engrangé des acquis. Le plus significatif est incontestablement l'empêchement du 5e mandat et le départ d'Abdelaziz Bouteflika, qui a démissionné non sans résistance. La mobilisation, qui ne faiblit pas depuis le premier vendredi, a permis au peuple de s'imposer comme force incontournable. Au bout de quelques marches, le gouvernement d'Ahmed Ouyahia a rendu son tablier. Sous la pression de la rue, l'Exécutif a capitulé, même si certaines de ses figures, comme Noureddine Bedoui, sont toujours là, mais toujours contestées. L'application de l'article 102 n'a pas induit l'essoufflement du mouvement. La demande d'une réponse politique à la crise de même nature revient comme un leitmotiv. Le rejet de la présidentielle du 4 juillet, la mobilisation des P/APC et des juges qui s'y opposent ont fait de cette formidable mobilisation un tsunami à tout emporter, sinon presque, sur son passage. La quiétude des gens du système a été remuée, leurs certitudes secouées et leurs projets enterrés. De marche en marche, d'une manifestation à une autre, la rue, toujours exigeante et cohérente dans sa démarche, a imposé sa logique. Sa force a fait en sorte que même ceux qui ont pris le relais après la chute de Bouteflika ne jurent que par la satisfaction des revendications légitimes de la rue. Cette déferlante citoyenne a libéré les magistrats, les avocats, les syndicalistes et bien d'autres corporations. Dans la foulée, une opération douteuse, dite "mains propres", a été lancée contre des hommes d'affaires soupçonnés de malversations. Face à cette opération, pour laquelle bien des observateurs ont exprimé des appréhensions justifiées, la rue a réclamé une justice affranchie, loin des règlements de comptes et de l'instrumentalisation. Le mouvement populaire a libéré la parole. Faut-il rester sur l'horizontalité du mouvement ? Inattendue, compte tenu de la répression qu'ont subie les Algériens des décennies durant, cette révolte du peuple, exceptionnelle par son essence et sa spécificité, a-t-elle toutes les possibilités de parvenir au changement global du système ? Porte-t-elle en elle les germes de sa déconfiture, faute de structuration ? Les appels à transcender cette évolution dans l'horizontalité du mouvement se font entendre ici et là, certains assumés ouvertement, d'autres lancés à la cantonade. Pour l'heure, ces appels restent donc timides. La rue continue d'être le réceptacle grandeur nature de tous les courants, de toutes les idéologies et des sensibilités politiques. Une conglomération qui fait du mouvement un mouvement intense et vif, qui tire principalement ses racines d'un ras-le-bol généralisé où le départ de tout le système est exigé. Si cette revendication reste le dénominateur commun à toutes les manifestations, plus de deux mois après la première déferlante citoyenne dans les rues du pays, la problématique de la structuration du mouvement s'invite désormais au débat. La période de transition réclamée comme un début de couronnement du soulèvement, puisqu'elle marquera, en toute logique, le départ de ce système, nécessite la mise en place de mécanismes négociés. Aussi, l'horizontalité apparaît comme le talon d'Achille du mouvement. Il est connu de par l'histoire que tant qu'un mouvement dure dans le temps, les causes de son essoufflement se raffermissent. De ce fait, la structuration du mouvement sera-t-elle un avantage ou un inconvénient ? Autrement dit, qu'apportera la désignation de représentants à la fois à sa continuité et à sa vigueur ? Si les choses sont faites avec méthode et sérieux, la structuration donnera de la vitalité au mouvement, du moins elle lui permettra de sortir de l'impasse. Par ailleurs, la structuration peut être cause de dissensions et de fractures. C'est ce à quoi est exposé le mouvement du 22 février, puisque des forces travaillent à l'opposer aux entités organisées, partis politiques et associations. Le système d'ailleurs, qui se nourrit aussi de divisions au sein de la société, explore cette voie pour sa survie. Un système rompu à la manœuvre et à la manigance ne fera l'économie d'aucune énergie pour le casser. Mais, en même temps, les revendications de la rue doivent, à un moment ou à un autre, être négociées avec le vis-à-vis au pouvoir. De ce fait, et partant du principe fondamental de négociation dans tout conflit, une représentation de la rue est obligatoire, voire indispensable pour mener le processus transitoire. Peu importent les formes de désignation, la structuration du mouvement sera, autant que faire se peut, un avantage et un instrument qui garantiront l'aboutissement du soulèvement et accompliront sa mission. L'absence ou carrément l'inexistence d'une personnalité qui pourra totaliser et fédérer tous les courants en action dans la rue risque d'être une difficulté supplémentaire. Impasse et perspectives Comme il est difficile de sonder tous les manifestants sur leurs préférences en matière d'organisation, les propositions faites par plusieurs acteurs abondent toutes dans le sens de la nécessaire structuration. Si certains sont convaincus que la représentation du mouvement devra tirer sa substance de la base, donc des quartiers, villages, villes et douars…, comme ce fut le cas pour le mouvement citoyen de Kabylie en 2001, d'autres, quant à eux, proposent une autre forme de structuration qui prendra en compte la stratification de la société en corporations professionnelles et sociales. Des voix s'élèvent, par ailleurs, pour désigner des personnes identifiées pour mener la barque. Sauf qu'aucune des personnalités proposées ne fait consensus au sein de la rue. Il y a lieu aussi de souligner que les partis politiques sont interpellés pour assumer cette responsabilité et jouer le rôle de catalyseur de cette colère citoyenne qu'ils doivent formuler en revendications politiques et prendre le relais de la rue. Adopter des actions neuves pour faire aboutir le mouvement est nécessaire. Il y va d'abord de la survie du mouvement, et ensuite de sa force d'ajustement en fonction des situations. Rester dans le schéma des marches hebdomadaires pourrait désabuser les plus téméraires des manifestants. Surtout qu'en face, les manœuvres des gens du pouvoir ne sont pas à rassurer une rue pas du tout prémunie contre les manipulations en tous genres. Mohamed Mouloudj