Nous sommes attristé à chaque fois que nous entendons nos amis de la radio transformer le nom de Jeanson en le prononçant à l'américaine, “Johnson”, alors que ce nom doit se lire comme il s'écrit, tout simplement, à la française. Comment, en effet, confondre Francis Jeanson, notre ami, lui qui est pour nous un modèle de lucidité, d'engagement, de courage et de liberté, avec le “petit président” américain Johnson. Quel rapport entre Jeanson, le philosophe magnifique qui, dans la séquence du train du film La Chinoise, de Godard, décline avec conviction et intelligence les thèses de Frantz Fanon sur la libération de l'homme, et Lyndon B. Johnson dont le nom évoque les B52, les bombardements, le napalm… sur le Vietnam. Plusieurs membres du réseau Jeanson étaient invités chez nous ces derniers temps. Nous aimerions apporter notre témoignage sur deux d'entre eux, Anne Preiss et Adolphe Kaminski. Anne a assidûment fréquenté la Cinémathèque dès les années 1970, ne ratant aucune projection-débat ou conférence, toujours assise au huitième rang, signe d'une grande cinéphile. Elle était jeune, belle et élégante. Son visage rayonnant, encadré par sa fameuse chevelure toujours libre, illuminait les lieux. Elle écoutait beaucoup, n'intervenait jamais. Elle aimait, par contre, en cercle restreint, raconter quelques anecdotes liées à sa participation à notre guerre de Libération. Entre autres, celle-ci. Repérée en 1960 à Saint-Etienne par la police comme membre du réseau Jeanson, elle rejoint, via la Suisse, les bases de l'ALN au Maroc où elle continua son engagement jusqu'en 1962. En juillet, sitôt l'Indépendance acquise, la Suède offrit trois superbes Volvo aux nôtres pour rentrer par route à Alger. Anne nous précise que seulement deux voitures ont pris le départ, quelque autorité marocaine ayant sans doute prélevé sa dîme... Elle raconte aussi que durant le trajet vers Alger, elle n'arrêtait pas de lever le bras pour marquer le V de la victoire à chaque fois que les Volvo doublaient ou croisaient les longs cortèges de l'armée française en repli et narguer ainsi les soldats qui retournaient chez eux. Anne, qui travailla longtemps dans la fameuse villa de la SNS de Liassine et Hocine à El Biar, lieu prestigieux de recherche et de création graphique, nous aida beaucoup et gratuitement à confectionner les affiches et programmes de la Cinémathèque. Adolphe, le photographe, rejoignit cette équipe de graphistes quelques années plus tard. Lui, qui a tant vadrouillé de la Pologne à l'Algérie, en passant par l'Argentine, la Suisse, la France, ne se séparait jamais de son appareil photo des années 1940, dit “chambre noire”. Il aida les nôtres à fabriquer de faux papiers ; cartes d'identité, cartes de résidence, passeports, y compris le passeport suisse dont il était si fier. Son autre fierté est de n'avoir quitté notre pays qu'après avoir épousé une jeune Algérienne, fille d'imam de surcroît, lui, le Juif résistant, aujourd'hui père de plusieurs enfants beaux et éveillés. Anne et Adolphe expliquaient ainsi leur engagement aux côtés des nôtres : Adolphe toujours engoncé dans sa parka, trouvait tout simplement qu'il y avait inadéquation entre ce qui était écrit, “Liberté, égalité, fraternité” , au fronton des édifices publics français et ce qu'il voyait autour de lui. Anne, qui venait de Polynésie, faisait sienne cette phrase de Marx : “S'il y a une violence qui opprime, il y a aussi une violence qui libère.” Et elle ajoute : “En participant à la libération du peuple algérien, je me libérais moi-même.” Il ne nous reste plus qu'à leur dire, à eux qui nous retrouvent à chacun de leur passage à Alger, y compris à l'îlot, notre refuge depuis deux ans : “Bravo et merci !” B. K.