Le paradoxe est saisissant. Face à une société saisie par une véritable houle intellectuelle porteuse de modernité qui s'attaque à tous les tabous dans un optimisme empreint de sérénité, se dresse un régime congelé dans son conservatisme prédateur. La première grande bataille politique vient de prendre fin par la victoire sans appel de la révolution. Ce n'est qu'une bataille, mais son importance stratégique est capitale. La tentative du pouvoir de fait et des débris du régime de Bouteflika d'imposer l'échéance électorale du 4 juillet a été mise en échec par la mobilisation citoyenne. Cette victoire est déterminante, elle a empêché la première tentative de restauration du système de pouvoir mis en place par l'armée des frontières au lendemain de l'indépendance, largement lézardé par le mouvement du 22 février. Elle a coûté plusieurs vies humaines. Telle une offrande sacrificielle exigée par les soubresauts violents et absurdes du régime finissant de Bouteflika, avec son rituel d'humiliation, de torture et de mépris des droits de l'homme, propres aux pouvoirs dénié de toute forme de pitié, la vie de Kamaledine Fekhar en a été le prix. Sans perspectives crédibles pour le pays et sans projet politique autre que "le respect de la constitution", l'armée, exposée sous une lumière crue, est contrainte, dans une vérité presque tragique, d'assumer les turpitudes du personnel politico-militaire et les effets de la tyrannie du système de gouvernance qu'elle a imposé au pays depuis son indépendance. Le projet de torpillage du processus révolutionnaire amorcé par le chef d'état-major, avec une partie du personnel politique islamiste à l'image du chef du MSP, de quelques personnages marginalisés par le système et improvisés pour la circonstance auto-stoppeurs politiques et des résidus du ramassis de brigands appelés pompeusement majorité présidentielle, dans le rôle de receleurs, a été mis en échec. Il n'a été en fait que l'expression d'une décrépitude politique d'un système de gouvernance frappé d'un anachronisme absolu. Le déphasage entre la fraîcheur révolutionnaire d'un peuple jeune et dynamique, déterminé à recouvrer sa souveraineté et les archaïsmes et survivances d'une gérontocratie fossilisée dans la surenchère de la légitimité historique, a fait que le "personnel politique" habitué à guetter le sens du vent et les quotas de strapontins se trouve atteint d'avertin. Au-delà de son caractère pathétique et suranné, cette manœuvre de la vingt-cinquième heure n'est autre que le prolongement du mandat du président déchu, en d'autres termes une ruse pour imposer la feuille de route des forces extraconstitutionnelles et continuer à assujettir le pays au régime de Bouteflika. L'appel au dialogue de M. Gaïd Salah qui, en parallèle, adoube la décision du conseil constitutionnel portant maintien à la tête de l'Etat d'un personnage, en l'occurrence Bensalah, symbolisant à lui tout seul, à la fois la face hideuse du règne de M. Bouteflika et l'anachronisme d'un système de gouvernance frappé de péremption historique, enterre définitivement toute référence à la constitution de l'ancien régime. Plus encore, les discours à géométrie variable du chef d'état-major traduisent l'impasse politique et opératoire dans laquelle se trouvent les responsables de l'armée. Cette discordance a fait que les hommes et les femmes politiques du pouvoir renvoient à la société algérienne cette image de secte dévitalisée et enfermée dans un cloître, hors temps et hors sol, n'ayant ni attache politique ni ancrage dans le pays réel. M. Bensalah, président de l'Etat, est totalement aphone, reclus dans son palais, donnant ainsi l'impression d'être pris en otage par l'état-major au nom d'un constitutionnalisme factice. Le gouvernement de M. Bedoui n'est pas mieux loti. Nommé par le gang (Issaba) qui a usurpé illégalement le pouvoir, il est frappé d'indignation nationale et assigné à résidence par le peuple. Aucun de ses membres ne peut quitter son bunker sans subir la colère de la rue. Les images montrant des ministres prendre la fuite dans leurs limousines blindées sous les quolibets des citoyens en sont la traduction. C'est à cette façade dite pouvoir civil, sous produit de vingt ans de mégalomanie démentielle et de convulsions prédatrices du règne de M. Bouteflika et dans le cadre du dispositif constitutionnel et normatif conçu et mis en place pour déposséder les Algériennes et les Algériens de leur citoyenneté et de leur souveraineté, que le pouvoir réel, en l'occurrence l'armée, a confié la mission formelle de restaurer sa doctrine étatique. Grâce à la vigilance citoyenne, le recours à la manipulation et la ruse n'a eu aucun effet. Ni les velléités d'attenter à la cohésion exemplaire dont ont fait preuve toutes les communautés nationales en excitant le régionalisme le plus vil, en ravivant un antikabylisme abject, en agitant l'éventail islamiste et en convoquant la main de l'étranger, notamment l'ancienne puissance coloniale, ni le constitutionnalisme factice n'ont pu perturber la trajectoire stratégique du mouvement populaire. Ils ont été annihilés, dans un élan solidaire, par cette alchimie magique qui a généré et nourri l'ardeur révolutionnaire de notre jeunesse. La transition politique est là, c'est un fait. Elle a été imposée puis actée par le Hirak. Aussi, une autre perspective pleine de promesses et de nouveaux horizons s'ouvre devant l'Algérie du XXIe siècle. Elle est porteuse d'un projet politique moderne qui s'articule sur trois axes : le recouvrement de la souveraineté du peuple, notamment le pouvoir constituant, la pluralité de l'identité nationale avec l'amazighité comme substrat et espace de civilisation de l'Afrique du Nord, et enfin l'édification d'un modèle d'Etat intégrateur en mesure de garantir la promotion et la protection de la pluralité culturelle et linguistique nationale. Le trait le plus frappant dans ce projet est, sans doute, sa modernité politique. D'abord sa méthodologie, chaque vendredi, une journée non ouvrable pour ne pas gêner le fonctionnement du pays, les Algériennes et les Algériens sortent dans la rue par millions dans une ambiance bon enfant. Ensuite son discours, il est incroyablement précis, fait de petites phrases percutantes à l'exemple de "Système dégage", "L'Algérie est notre pays et on en dispose comme on veut", "L'Algérie est une République non pas une caserne", "Les Chaouis, les Kabyles, les Arabes sont tous des frères, nous voulons vivre ensemble", "Algérie libre et démocratique", il utilise les techniques de communication les plus modernes et les plus performantes. Enfin ses moyens, les smartphones, les tablettes et les réseaux sociaux ont rendu possible l'opportunité de se réunir en agora des temps modernes à plusieurs millions et d'arrêter par une sorte de consensus virtuel les réponses adéquates, unitaires et factuelles à apporter à chaque discours du chef de l'armée. Le paradoxe est saisissant. Face à une société saisie par une véritable houle intellectuelle porteuse de modernité qui s'attaque à tous les tabous dans un optimisme empreint de sérénité, se dresse un régime congelé dans son conservatisme prédateur. Néanmoins, ces échanges politiques indirects, pleins de retenue au demeurant, entre les deux parties qui disposent des moyens de sortie de crise, en l'occurrence le Hirak et l'armée, sont porteurs d'espoir. Ils peuvent constituer un prélude à même d'imposer les bases d'une négociation empreinte de sérieux, de vérité et de sincérité et rendre ainsi irréversibles les conditions objectives d'une refondation nationale négociée. Pour cela, il faut du temps. Parler d'une transition courte, entendre par cela, aller à une élection présidentielle, c'est-à-dire se contenter du changement du personnel civil du système, comme le suggèrent certains, pressés par leur désir de revanche, équivaut à s'asseoir sur les préalables et postulats qui fondent les conditions de réussite du projet de parachèvement de la Révolution de novembre, c'est-à-dire, notre émergence dans la modernité politique. Dans cette optique, le mouvement populaire doit être préservé et amplifié dans sa configuration actuelle. Le Hirak est l'expression de la volonté générale, de la souveraineté nationale puissante et active, qui ne peut être ni réduit à une simple organisation politique ni appelé à choisir ses représentants pour négocier avec le pouvoir. Il aura à assumer pleinement son rôle de garant du rapport de force politique jusqu'à la réalisation des objectifs de la révolution. Le Hirak ne peut être stratégiquement efficace que dans la mesure où l'ensemble des acteurs politiques, partis et personnalités de l'opposition, de la société civile et des intellectuels en phase avec la lutte du peuple, s'engagent à le prémunir des tentatives d'infiltrations et de divisions. L'armée de par sa nature et de par son caractère national et populaire doit être protégée des effets néfastes des confrontations idéologiques qui agitent la société et des branle-bas de combats politiques. Au-delà de ses missions classiques, elle aura dans cette conjoncture révolutionnaire à réaffirmer, en tant que de besoin, son refus de toute activité politique. Elle se doit de prendre acte de la volonté souveraine du peuple par l'engagement solennel d'accompagner et de garantir la sécurité du processus de la transition. Elle se doit enfin de veiller à ce que la pérennité des attributions régaliennes de l'Etat soit assurée durant la période de transition. Les partis politiques qui n'ont pas participé au régime déchu, les syndicats autonomes et les organisations de la société civile ainsi que tous les Algériens et Algériennes qui veulent participer au débat national sur la transition et qui se projettent dans l'Algérie de demain sont appelés, dans un délai le plus court possible, à construire un consensus à même de concevoir les mécanismes et l'architecture institutionnelle de la transition. La jonction à la fois responsable et intelligente de ces trois acteurs aura à mener notre pays vers les horizons pleins de promesses qui se dessinent devant nous.
(*) Militant de la démocratie et de tamazight, président de l'association culturelle TITT.