Deux décennies après l'annulation des élections de 1992, l'Algérie n'a pas stabilisé un consensus institutionnel et une stratégie économique et sociale efficiente. La normalisation autoritaire, à l'ombre d'une longue et âpre lutte contre le terrorisme, n'a pas asséché la fronde du peuple trop longtemps spolié de liberté, de justice et de développement authentique même si elle a laminé profondément les rangs de l'opposition politique, sans en être pour autant, la seule coupable. La dialectique infernale fraude électorale-corruption a généré l'impasse institutionnelle et l'errance économique vouant l'Etat à la déliquescence, dans un environnement régional et international en cours de bouleversements. L'Algérie atteint des seuils de délabrement avancé ; la réforme est incontournable. Le diagnostic doit être sans complaisance. Nécessaire en soi, le balisage des réformes nous évitera de tomber dans les mêmes erreurs. Mais hélas, la conjugaison de la force nue et de la ruse risque de faire renaître une nouvelle fois le sphinx de ses cendres. Les engagements officiels restent des promesses hormis l'abrogation formelle du dispositif juridique anachronique de l'état d'urgence. Les consultations politiques en cours ont été d'emblée minées par le mode de l'octroi qui les a modulées. Après avoir cassé de l'intérieur puis réprimé de l'extérieur l'élan de l'opposition pour s'agréger avec la révolte sociale, le pouvoir et ses relais déroulent des thématiques lourdes dont ni lui, ni l'opposition, ne possèdent la légitimité d'un vrai suffrage universel pour s'en occuper. Il est à craindre que la démarche tout autant que les savantes réflexions actuelles sur nos régimes futurs ne visent qu'à gagner du temps jusqu'à la prochaine fraude électorale pour permettre aux parrains de trancher notamment la succession de Bouteflika et les quotas électoraux loin des feux de la rampe. Pour autant, dans un contexte aussi désordonné, nul ne peut présager de ce qu'il en sera surtout au vu du bilan général de la gouvernance qui a atteint le fond. Sur ce chapitre, notre système politique est perverti par trois grand maux. La crise du politique Celle-ci se résume à la perte de crédibilité des institutions et de la classe politique, opposition comprise. Les raisons essentielles en sont connues. Avec un double effet de perversion, la fraude électorale fausse le résultat de la représentation populaire séparant institutions et citoyens par un abîme. Elle dédouane aussi l'opposition et surtout ses zaïms de toute responsabilité sur l'échec, leur permettant de justifier leur reconduction permanente à la tête de leurs formations. La corruption et l'injustice sociale imprègnent tous les segments sociaux et politiques polluant en profondeur le tissu social et alimentant un marasme et une révolte permanents. L'absence de justice indépendante a installé une impunité intolérable au profit des tenants du pouvoir et de l'avoir. En l'absence de démocratie et de consensus sur le respect du droit, l'omniprésence de la police politique du DRS impose un fonctionnement institutionnel et politique occultes. Autoritarisme, incompétences et népotisme voire tribalismes sont partout de mise y compris dans les partis d'opposition qui fonctionnent comme un miroir inversé du régime qu'ils combattent. L'errance et l'irresponsabilité économiques Les deux données sont résumées par l'équation d'un peuple pauvre dans un Etat et un pays riches. Elles sont tristement illustrées par un chômage très élevé des mains-d'œuvre directes et spécialisées malgré un boom pétrolier durable et des potentialités agricole, touristique et industrielle incontestables. À une époque d'aisance financière inégalée, l'absence de stratégie de développement alternative au pétrole fait du pays un gouffre de rentes et de corruptions. L'instabilité de notre vision et législation économiques nous prive même de projets durables dans le cadre des IDE ainsi que de tout investissement lourd du privé national à l'exemple du projet de port en eaux profondes à Cap Djinet, soumis par l'industriel Issad Rebrab — avec un million d'emplois à la clé — et jusqu'ici dédaigné par un sectarisme économique indécent au vu du chômage élevé qui bouche l'avenir de nos jeunes. La crise identitaire et culturelle Déstructuration du système d'enseignement, inadaptation et absence de débouchés du système de formation. Le mal n'est pas léger ni simple, affectant de manière multiforme des générations entières. Les manipulations de l'identité algérienne, le travestissement et l'asservissement de l'histoire du Mouvement national puis de la religion musulmane et, tout récemment, la gestion amnésique de la tragédie du terrorisme, illustrent l'exercice du pouvoir pour le pouvoir. Conjugué à la grave déception née de l'exemple prédateur des dirigeants, ce patchwork explosif crée une crise morale aiguë et une détérioration de l'échelle des valeurs voire le risque de dislocation de l'Etat et de la nation. Ce bilan prémédité affligeant a certes gêné l'agrégation des luttes sociales et politiques du peuple algérien sans pourtant procurer une sécurité durable à un système voué à la prédation des richesses nationales. L'inéluctabilité du changement à court terme L'Algérie n'a aucun intérêt à ce que les perspectives de réforme soient emmurées dans un dialogue factice entre clans du même régime. A fortiori lorsque l'on sait que le changement politique est inéluctable pour trois raisons décisives : les données socioéconomiques et politiques intérieures et le double rapport de forces politique régional et international. La fronde sociale en cours est certes corporatiste par ses revendications essentiellement économiques. Il est, cependant, faux de croire que ses divers segments ne finiront pas par s'agréger autour du sens profondément politique de leurs luttes. Une grande partie des gens en a déjà clairement conscience. Il faut se garder de parier sur l'effet repoussoir du politique générée chez le citoyen lambda par le discrédit de la classe politique et de certains dirigeants. Même si le mouvement social refuse de faire jonction avec une opposition démocratique laminée par le pouvoir et neutralisée par les dérives zaïmistes, rien ne dit qu'il ne saura pas, à court terme, se forger des élites politiques issues de ses propres rangs. Le bouleversement de la région arabe touche six pays sur vingt-deux dont trois possèdent de longues frontières avec l'Algérie. Révolutionnaire par excellence, ce bouillonnement durera sur le moyen terme. Ce sera un exemple stimulant pour quelques années encore. Au plan du rapport de force international, les démocraties occidentales (Etats-Unis et Europe) ont compris que le modèle de domination imposé à l'aire arabe lors des décolonisations, touche à son terme. Ils semblent décidés — notamment pour sécuriser leurs sources d'approvisionnement énergétique — à renégocier ce rapport à l'aune d'un relatif soutien aux révolutions démocratiques en cours. C'est dire combien, sur le court terme, le pouvoir algérien est interpellé pour sortir de son face-à-face avec lui-même et composer avec la société et l'opposition légaliste et pacifique, s'il ne veut pas ouvrir la voie au scénario syrien voire libyen. Rien n'est encore perdu ; rien n'oblige le président de la République à reconduire le statu quo que préconisent, par intérêt et docilité innée, les partis du pouvoir, ni à s'en remettre aux fausses solutions préconisées par certains pseudos radicalismes naïfs ou intéressés. Les fausses pistes à élaguer Les moments de révolte et d'euphorie révolutionnaire sont propices à la floraison de propositions, des plus justes et rationnelles aux plus farfelues. Le romantisme révolutionnaire, et ce n'est pas le plus dangereux, est un phénomène connu. Ce type de conjoncture est idéal pour toutes sortes de manipulations dont les commanditaires et bénéficiaires peuvent être ceux-là mêmes qu'on pense combattre. Faute d'un rapport de force politique consistant, on ne peut rien d'autre que peser pour que les prochaines échéances électorales crédibilisent les institutions — c'est notre préférence — ou soient le début d'un processus de dissidence nationale ouverte. Dans tous les cas, les démocrates devraient s'extraire des utopies dont ils n'ont pas — bon gré, malgré eux — spécialement conforté les bases subjectives et objectives, pour construire, dans l'union et la collégialité, une alternative populaire sérieuse. La problématique naïve ou intéressée du “système dégage” Un système policier, corrompu et corrupteur qui, depuis 1962, a, progressivement et simultanément, clientélisé l'Etat ; pollué et asservi le système éducatif ; bradé et dilapidé les richesses nationales ; étouffé toute autonomie de la société civile ; infiltré et laminé, voire, dans certains cas, corrompu, l'opposition politique ; instrumentalisé à outrance l'Islam puis les donnes islamiste et terroriste ; un tel système ne peut “dégager” du jour au lendemain sur injonction verbeuse. A fortiori lorsque les rangs de ceux censés œuvrer, au moins depuis 1989, à ce départ, se sont vachement clairsemés et divisés sous les coups conjugués du pouvoir, du terrorisme et du zaïmisme en action permanente de nivellement. Au lieu de coiffer par le haut une révolte légitime qu'on n'a pas accompagnée à la base, les élites démocratiques gagneraient à faire le pénible boulot de conscientisation, d'organisation et de formation des forces populaires alternatives avant d'oser éructer ainsi. Là, tout reste à faire. Le sursaut est urgent car le savoir-faire nécessaire est détenu par une génération en voie de retraite. Ces femmes et ces hommes, de l'école laïque des années soixante et soixante-dix, porteurs d'une modernité conceptualisée et assumée, n'ont plus que dix années pour transmettre leurs valeurs et leur compétence. C'est rappeler combien est criminelle la néantisation du système éducatif, dangereuses les divisions de l'opposition démocratique et dérisoires voire mesquins les intérêts de leadership qui la ravagent. La démarche faussée et piégée de la dissolution des Assemblées élues Un autre slogan a pu facilement surfer sur la désaffection citoyenne vis-à-vis des assemblées et de la classe politique érodées par la fraude, la docilité et la corruption, pour appeler, à une année des élections, à la dissolution immédiate de toutes les assemblées et à des élections générales. Ses partisans se gardent bien, lorsque c'est le cas, de démissionner eux-mêmes des institutions dénoncées ni, encore moins, de renoncer à leurs émoluments et privilèges. Plus grave est l'appel à un processus non maîtrisable faute de troupes nécessaires. Les mêmes causes reproduisent les mêmes effets. Alors sur qui comptent-ils ? La dissolution d'une assemblée obligeant à sa réélection dans les trois mois, s'agit-il d'aller négocier des quotas chez qui on sait ? Ne faut-il pas plutôt construire un rapport de force citoyen pour garantir les prochaines élections des fraudes habituelles ? A-t-on peur de la concurrence de nouveaux partis ? Sachant que la crise est loin d'être une situation révolutionnaire mûre, ne veut-on pas créer un vide institutionnel pour livrer, une fois de plus, la proie, pieds et poings liés, à l'unique vrai parti politique: le DRS ? D'aucuns se sont limités au seul départ de Bouteflika via une présidentielle anticipée, feignant d'ignorer ceux qui l'ont ramené lui et ses prédécesseurs. La garantie encombrante de l'Armée Corollaire aux deux premiers est l'appel à l'armée tantôt pour déposer le Président pour raisons de santé, tantôt pour arbitrer entre lui et la rue ou, de manière candidement simpliste, pour garantir des réformes non encore identifiées contre la nuisance… de l'islamisme. La Turquie de Erdogan est citée en exemple comme si les futures élections sont déjà gagnées par les islamistes. Augure pessimiste ? C'est vouloir faire oublier superbement que l'armée ne fait rien d'autre, depuis 1995, que garantir la présence pérenne des islamistes dans le gouvernement. C'est l'armée (les services) qui a conclu le premier accord avec les maquis islamistes, lequel accord a abouti à la réconciliation nationale… etc. Sachant que même l'armée est étroitement tenue par les services de renseignement, il n'est pas inutile de souligner que ce mot d'ordre demande à une institution policière de garantir un régime républicain et démocratique. Ce faisant, l'armée et ses chefs passés et présents sont aussi subrepticement dédouanés du bilan de l'exercice effectif du pouvoir depuis que l'état-major général de l'ancienne Armée des frontières de Boumediene a renversé le CNRA et le GPRA. Dans la foulée, la nature du régime en place est lavée de tout soupçon de péché contre le système républicain. Diantre, notre armée est républicaine même si notre République est un Etat policier ! Pourtant, Boumediene, Chadli, Zeroual, étaient des militaires. Ben Bella, Bouteflika, les membres du HCE et Boudiaf, Belaïd Abdeslam, Sid-Ahmed Ghozali et consorts ont été ramenés par l'armée. Ben Bella et Chadli Bendjedid ont été déposés par l'armée ; Boudiaf a été assassiné par un membre de… l'armée. Mais enfin arrêtons la comédie des mots !Mais peut-il en être autrement tellement les militants des droits de l'Homme se sont déchiquetés, divisés au lieu de massifier cette culture et vulgariser leurs revendications parmi le peuple ? N'y a-t-il pas mieux à faire que faire garantir la démocratie par ceux qui y font obstacle ? Entre autres, former et mobiliser les jeunes sur les droits de l'Homme, la démocratie et la République… par exemple à travers un mouvement rassembleur et transpartisan pour garantir le pays de toute dérive totalitaire ou militariste. Sortir du fantasme constitutionnel En l'état actuel, une trituration supplémentaire de la Constitution est vaine mais aussi illégitime. Depuis celle concoctée par Ben Bella dans une salle de cinéma, nous avons compris que ce n'est pas l'épaisseur et le détail des Constitutions qui font la démocratie. Chaque président a eu sa Constitution et même plus. Les Etats-Unis en ont une très courte sans s'en porter plus mal. Il s'agit plutôt d'accepter que le droit soit le seul paramètre organisant les relations gouvernants-gouvernés et entre ceux-ci. Comment espérer une Constitution meilleure de la part d'un pouvoir qui viole quotidiennement — plus exactement qui a suspendu — les dispositions les plus démocratiques de celle en vigueur ? Au lieu de fétichiser en soi une Constitution à venir ou d'ergoter sur les différents régimes constitutionnels, il faut se résoudre à appliquer tout de suite les dispositions de celle en place. Qui possède, en fin de mandat de toutes les assemblées entachées de fraude électorale, la légitimité d'une œuvre aussi fondamentale ? Décidément, c'est un dossier à renvoyer à plus tard pour s'occuper pour le moment à réunir les conditions de liberté et de sérénité qui permettront au peuple algérien d'élire une Assemblée nationale suffisamment crédible pour en connaître. Alors que faire ? Ce sera l'objet d'un mémorandum à venir. A. B. (*) Député