Dans cet entretien, Me Benissad atteste qu'aucun texte de loi ne criminalise le port de l'emblème amazigh. Aussi, plaide-t-il pour la libération immédiate des manifestants placés en détention préventive depuis avant-hier. Liberté : Plusieurs manifestants ont été arrêtés puis placés sous mandat de dépôt pour port de l'emblème amazigh. Quelle est votre réaction en tant que président de la Ligue algérienne de la défense des droits de l'Homme ? Noureddine Benissad : Je suis vraiment sous le choc tant les personnes poursuivies ou mises en détention provisoire sont des personnes anonymes et vivant de manière précaire, à savoir les étudiants, les chômeurs et les travailleurs journaliers parfois ayant des familles à charge et des enfants en bas âge. Ensuite, notre identité amazighe est millénaire, elle est reconnue comme valeur sur un plan constitutionnel. Exercer un droit constitutionnel par l'affirmation de son identité ne doit pas faire l'objet d'une judiciarisation. Ce n'est pas le rôle de la justice de réguler ces questions et bien plus, c'est à la justice de protéger les droits constitutionnels et les libertés d'une manière générale. Evidemment, leur libération doit être une exigence de toute la société. Nous sommes solidaires de ces détenus et de tous les détenus d'opinion. Le respect des libertés collectives et individuelles est un Smig pour la construction d'un Etat de droit. Sur quelle base la justice a-t-elle procédé à ces placements en détention préventive vu que le code pénal ne prévoit pas une telle infraction ? Il n'existe effectivement aucune disposition pénale qui sanctionne le port d'un emblème autre que l'emblème national. Le code pénal dispose seulement d'un article relatif à l'outrage au drapeau national. Or, nous ne sommes pas dans ce cas de figure. Toutes les personnes poursuivies ont manifesté devant le juge leur attachement au drapeau national. Le port de l'emblème amazigh symbolise notre identité amazighe. La plupart ont brandi le drapeau national et l'emblème amazigh en même temps. Je relève aussi que ces petites gens sont poursuivies pour atteinte à l'unité nationale, alors que le gang (el-îssaba) qui a mis le pays à genoux, n'a pas eu droit à ce chef d'inculpation. S'il n'existe pas de loi criminalisant le port de l'étendard amazigh, en procédant à ces emprisonnements, la justice ne prouve-t-elle pas qu'elle est encore subordonnée au pouvoir politique ? Comment alors croire ces magistrats qui assurent qu'ils travaillent en toute indépendance sur les dossiers de corruption ? L'indépendance de la justice est un long processus qui ne peut être imaginé que dans la perspective d'un Etat de droit. Nous sommes toujours dans le cadre d'un Etat autoritaire à façade démocratique. L'état autoritaire est la négation même de la séparation et de l'équilibre des pouvoirs et, par conséquent, de l'indépendance du pouvoir judiciaire et son effectivité. Cela veut dire que ce dernier pouvoir contrôle et censure tous les abus du pouvoir exécutif ou politique notamment en matière d'atteinte aux libertés collectives et individuelles. Il faut que cela soit effectivement reconnu et garanti par la Constitution pour être ensuite traduit par des garanties statutaires en termes de lois pour protéger le juge, afin qu'il protège à son tour les droits fondamentaux. La justice peut, à ce moment, produire de la jurisprudence à même de consacrer l'affirmation et la protection des droits fondamentaux des citoyens. La justice, au vu de toute l'architecture constitutionnelle, législative et réglementaire, est encore, je vous le confirme, sous le joug du pouvoir politique. Dans son dernier discours, le chef d'état-major de l'ANP a déclaré que "des instructions et des ordres ont été donnés aux forces de sécurité pour l'application ferme et précise des lois en vigueur" contre quiconque porterait des drapeaux autres que l'emblème national. En qualité de quoi peut-il donner des ordres aux services de sécurité ? L'application des lois en vigueur veut dire le respect des lois en vigueur. Or, la loi en vigueur concernant le port d'un emblème autre que l'emblème national n'est pas un crime et même pas un délit. La justice a besoin d'un maximum de sérénité pour travailler, c'est un minimum pour une indépendance de la justice dans une phase de résistance. Le hirak demande d'ailleurs la fin de la hogra et que la loi soit au-dessus de tous. Quelles peines encourent les manifestants emprisonnés ? Les peines encourues pour les personnes poursuivies au terme de l'article 79 du code pénal sont de 1 à 10 ans de prison ainsi que d'une amende allant de 30 000 à 70 000 DA. Ils peuvent également être privés d'un ou de plusieurs de leurs droits civiques. Il s'agit d'une infraction à caractère criminel. Les poursuites sont lourdes, mais j'espère que la chambre d'accusation va réformer l'ordonnance des juges d'instruction plaçant ces personnes en détention provisoire et ordonner leur mise en liberté dans une première phase. Dans tous les cas, les arguments pour leur mise en liberté sont tous en leur faveur. Qu'annonce cette nouvelle vague de répression ? Malgré toutes les manœuvres et les ruses du pouvoir, la mobilisation populaire reste intacte. Et surtout, la principale revendication, qui est la rupture avec le système, est maintenue, en dépit des atteintes aux droits de manifester, de se réunir, de s'exprimer et de circuler librement. Nonobstant aussi les tentatives de diviser. Le pouvoir essaye de se maintenir pour perpétuer la survie et la continuité du système, mais tant que l'on n'attaquera pas le mal à la racine, les mêmes causes produiront les mêmes effets. Je ne vois pas d'autre solution que d'aller vers une phase de transition démocratique apaisée et négociée pour la construction d'un état de droit.