La perspective d'un sacre dans la compétition continentale n'a pas détourné les Algérois de leur révolution. Massivement, ils ont manifesté hier contre le régime et contre un Etat militaire. Pour son 22e acte, le rendez-vous du vendredi a été honoré plus tôt que d'habitude. Vers 11h déjà, la place de la Grande-Poste, repère symbolique de la révolution citoyenne, était pleine comme un œuf. "Dawla madania, machi âaskaria" (Etat civil et non militaire) a résonné très fort dans les oreilles des agents de police, déployés en grand nombre. Les pouvoirs publics n'ont guère dérogé à la règle de quadriller les parcours de la manifestation dans la capitale. Une double barrière de policiers fermait hermétiquement les lieux emblématiques. Des fourgons cellulaires ont été placés, en rangs serrés, de part et d'autre de la rue Abdelkrim-El-Khettabi jusqu'à la Grande-Poste. Les moteurs, laissés délibérément en marche, ont contribué à rendre l'atmosphère irrespirable par une chaleur élevée. Le dispositif n'a pas pour autant dissuadé les citoyens. Des centaines de milliers de personnes ont occupé les principales rues d'Alger pendant des heures. Enveloppées dans l'emblème national, elles ont formulé les revendications familières contre le régime. "Yatnahaw gâa" ; "Irahlou" (Ils partent) ; "Le peuple veut l'indépendance", "Libérez les détenus d'opinion, libérez Bouregâa" ; "Djazaïriyine khawa khawa" (Les Algériens sont frères)… D'autres slogans conjoncturels s'y sont greffés : "Nedou kahloucha wa nehiw lhnoucha" (On aura la Coupe d'Afrique et on se débarrassera des serpents). La perspective d'un sacre dans la CAN n'a absolument pas détourné les Algérois du cap de la révolution. "Dites à Gaïd de se débrouiller une carte chifa, le peuple, conscient, a destitué Bouteflika. Dites-leur, vous ne nous distrayez pas avec un ballon. Nous irons jusqu'au bout de la liberté." Le chant contestataire, apparu la semaine dernière, a été adapté à l'actualité du jour : la finale de la CAN opposant l'Algérie au Sénégal. Les manifestants l'ont entonné en chœur. "Vos chaînes d'information se sont transformées en chaînes sportives. Un ballon ne nous fera pas oublier nos objectifs", a exprimé un marcheur sur un écriteau. Des médias publics et privés se sont déployés, dès la victoire de l'équipe nationale en match de demi-finale dimanche dernier, destinés à capter l'intérêt des Algériens sur l'événement sportif. Hier vers 11h, des policiers ont invité de jeunes manifestants à rejoindre le stade du 5-Juillet à bord de bus de l'Etusa, stationnés à proximité de la Grande-Poste. Peine perdue. Les Algérois sont restés concentrés sur leur idéal d'une république expurgée de tous les appendices et pratiques du système. À l'entrée de la rue Hassiba-Ben-Bouali, un sexagénaire s'est arrêté devant un groupe de policiers. "Vous voyez ce drapeau ? Il incarne ce que j'ai de plus cher. Ne vous trompez pas. Vous faites partie de ce peuple. Vos enfants vont à l'école avec les nôtres. Vous habitez dans nos quartiers et vous avez des fins de mois difficiles comme nous. Vous ne pouvez pas leur ressembler", leur a-t-il dit, sentencieux. Il a poursuivi son chemin en criant : "Tahya Djazaïr." Chaque vendredi, de pareilles séquences galvanisent le soulèvement populaire. La présence constante de certaines personnalités, qui accompagnent inlassablement le hirak malgré leur âge avancé, aussi. Louisette Ighil Ahriz, Drifa Ben-M'hidi (sœur du chahid Larbi Ben M'hidi), Benyoucef Mellouk et Djamila Bouhired sont considérés comme des égéries des manifestations. "Je sors chaque vendredi et chaque mardi. Je combats ce système depuis 92. Je n'abandonnerai pas aujourd'hui que nous sommes des millions", nous dira Benyoucef Mellouk. Des militants politiques n'ont pas manqué l'événement. Me Bouchachi, Karim Tabbou, des dirigeants du Parti des travailleurs, dont Ramdane Taâzibt et Djelloul Djoudi, le président du RCD, Mohcine Belabbas, et des députés et cadres du parti, des membres de l'instance dirigeante du FFS ont battu, comme chaque semaine, le pavé. La marche s'est achevée vers 18h. Exceptionnellement, la police n'a pas procédé à des arrestations.