Professeur d'économie à la Toulouse school of economics, Nour Meddahi analyse à travers cet entretien l'impact de la politique budgétaire prévue pour l'année prochaine sur la croissance économique et l'emploi. Selon lui, ni le secteur privé ni les IDE ne pourraient prendre le relais de l'investissement dans les conditions actuelles. Liberté : Le projet de loi de finances pour 2020 prévoit une baisse drastique de plus 20% des dépenses d'équipement. Une coupe aussi brutale ne risque-t-elle pas de ruiner le peu de croissance que réalise encore l'économie nationale ? Nour Meddahi : C'est effectivement une forte baisse. Rapporté au PIB, le niveau de dépenses d'équipement sera de 13,5% en 2020, contre 15,7% pour 2019 et une moyenne de 16,9% sur la période 2015-2018. Une baisse de 2% de PIB en une année est trop forte dans un contexte où le secteur privé et les banques publiques sont tétanisés par l'opération mains propres, ce qui suggère que le privé ne prendra pas le relais pour investir. Les IDE ne vont pas non plus prendre le relais. Par ailleurs, beaucoup de projets, comme l'AADL, ont été financés en 2019 par le FNI avec l'argent de la planche à billets et qui sont hors budget, financement qui ne sera plus possible en 2020. Je vous ai déclaré cet été qu'un niveau raisonnable des dépenses d'équipement se situait entre 12 et 13% et qu'il valait mieux y arriver en lissant l'ajustement sur trois années. Manifestement, le gros de l'ajustement se fera sur une année, la prochaine. Le taux de chômage ne risque-t-il pas d'exploser avec le recul attendu de l'investissement public ? Une forte baisse des dépenses d'équipement a été effectuée après le premier contre-choc pétrolier de 1986. Le hasard a fait que cette forte baisse a eu lieu au même moment qu'un choc démographique, ce qui a fait passer le taux de chômage de 11,4% en 1986 à 21% en 1987, pour le maintenir à ce niveau pendant plusieurs années, et s'en est suivie une reprise de la hausse du chômage avec l'ajustement structurel de 1994, avec un pic de 29,5% en 2000. Il a fallu attendre 2010 pour que ce taux revienne à 10%. Une baisse des investissements implique la hausse du chômage, à moins d'améliorer de manière substantielle l'efficacité dans la dépense publique. Cette amélioration demande un changement radical dans la gouvernance et aussi du temps, ce qui est exclu pour 2020. Depuis 2015, Raouf Boucekkine et moi-même disons qu'il faut faire les ajustements interne et externe et celui du dinar. Nous disons aussi qu'il y a un arbitrage à faire entre croissance et inflation. Nous sommes favorables à de la croissance, quitte à avoir de l'inflation. Je ne comprends pas cette obsession à avoir une faible inflation. La baisse du pouvoir d'achat des salariés et des retraités est souvent invoquée. C'est un argument, mais il faut aussi penser à tous ceux qui n'ont pas de travail et donc aucun pouvoir d'achat. Lorsque le pays est en crise, la solidarité devrait primer sur le bien-être d'une catégorie de la population. Le projet de loi de finances (PLF) ne prévoit pas de hausse des prix des produits énergétique et envisage une baisse nominale faible de 2,5% du dinar par rapport au dollar. L'inflation sera faible à 4,1% selon le PLF. Les baisses des subventions énergétiques et du dinar auraient certes généré quelques points d'inflation, mais aussi des recettes fiscales qui auraient pu être dépensées. Je rappelle que la hausse du dollar d'un dinar génère 23 milliards de dinars en recettes pétrolières ; on peut faire beaucoup de choses avec 23 milliards de dinars. Le PLF a tranché en faveur d'une faible inflation, au détriment de la croissance qui est prévue à 1,8%, ce qui est faible, comme l'avait d'ailleurs fait la LF 2019. L'inflation est à 2,4% ce qui est bas, alors que la croissance de l'économie est prévue à 2,1% pour 2019. Qui est content avec une croissance aussi faible ? Fait notable, la croissance du PIB hors hydrocarbures est prévue à 1,8% pour 2020 contre 2,5% pour 2019, 3,3% pour 2018, 2,2% pour 2017 et une moyenne de 5,9% pour la période 2010-2015. L'année 2020 sera très dure pour l'emploi. La baisse du budget d'équipement suffira-t-elle à réduire significativement le déficit budgétaire ? Le PLF prévoit un déficit budgétaire de 7,4% de PIB pour 2020, contre 6,9% pour 2019, et 6,6% pour 2018 et 2017. Le niveau du déficit reste donc élevé. À cela s'ajoutent les opérations du Trésor, ce qui accentue le déficit global. En effet, le déficit global du Trésor est prévu à 11,8% du PIB pour 2020, contre 11,5% pour 2019, 9,3% pour 2018 et 8,6% pour 2017. Autrement dit, le déficit global du Trésor va augmenter en 2020. Le ministre des Finances vient de déclarer que 700 milliards (mds) DA (3,3% du PIB) des opérations du Trésor seront consacrés au financement du déficit de la CNR, déficit qui sera persistant dans le temps. Comment financer désormais les déficits publics, sachant que la planche à billets ne devrait pas avoir cours l'année prochaine ? En avril dernier, Raouf Boucekkine et moi avons écrit que la seule explication logique à l'énorme tirage de la planche à billets était l'annonce probable de l'arrêt de ce financement, ce qu'a fait le ministre de la Communication en juin. L'excès de tirage de la planche à billets à créé beaucoup de liquidités que le Trésor va pouvoir utiliser pour financer le déficit de 2020, ce qui est une bonne chose. La planche à billets pourra être utilisée à nouveau une fois les liquidités redevenues faibles, probablement en 2021. J'y suis favorable à condition de reprendre la baisse du dinar et des subventions énergétiques, de continuer de réduire le déficit budgétaire et de lancer les réformes structurelles. Le ministre des Finances n'a pas communiqué sur le financement du déficit du Trésor qui s'élèvera à 2527 mds de dinars. Il s'est contenté de dire que des ressources internes seront utilisées pour financer 2000 mds alors que le Trésor dispose de 500 mds pour compléter. Je pense que le financement proviendra de plusieurs sources. L'Etat a remboursé 900 mds de DA à la Sonatrach, argent que Sonatarch n'a pas utilisé et qui est logé dans le compte du Trésor à la Banque d'Algérie (BA). Je m'attends à ce que Sonatarch prête une partie ou la totalité de cet argent à l'Etat. Beaucoup d'argent de la planche à billets a été alloué au FNI (1773 mds DA) pour financer la CNR, l'AADL et d'autres projets, dont certains sont gelés comme celui du phosphate. De l'argent pourra provenir du FNI. De l'argent viendra aussi des banques publiques à travers l'émission d'obligations du Trésor. Actuellement, le taux de réserves obligatoires (TRO) des banques est à 12% alors qu'il était de 4 % en 2017. Le montant des dépôts est proche de 10000 mds DA ; 1200 mds sont dans les réserves. Une baisse du TRO à 4% dégagerait 800 mds dont une partie substantielle pourrait servir à acheter des titres de l'Etat. La dernière source de financement pourrait provenir de la BA qui selon l'article 53 de la loi sur la monnaie a la possibilité de placer une partie de ses fonds propres (300 mds de capital, 790 mds de réserves) en titres émis ou garantis par l'Etat. La BA avait mentionné cette possibilité en avril dernier. Pour résumer, le financement du déficit de 2020 ne me semble pas être problématique avec l'information dont nous disposons. C'est celui de 2021 qui posera problème. Pour terminer, j'espère que le pays aura bientôt un changement de gouvernance porté par le Hirak pour s'attaquer aux problèmes économiques et institutionnels profonds.