Liberté : quelle lecture faites-vous de la charte pour la réconciliation nationale et la paix annoncée par le président de la république ? Eric Goldstein : C'est un projet de texte qui affiche quelques éléments positifs mais qui met en danger les droits des victimes face aux graves violations des droits de l'Homme, à savoir le droit de savoir et de faire la justice. Il risque aussi de renforcer le climat d'impunité qui règne en Algérie et qui a alimenté les violations des droits humains. L'initiative du président représente-t-elle juste une réconciliation nationale ou alors une amnistie à proprement parler ? L'initiative du président va dans le sens d'une amnistie, mais une amnistie qui n'aboutira pas forcément à une réconciliation durable. Il faut reconnaître que la loi sur la concorde civile a contribué à diminuer le niveau de violence à travers le pays. Mais parce que les Algériens soupçonnent que cette loi a bénéficié aux auteurs de très graves crimes, et qu'elle n'a pas été accompagnée d'un travail de vérité, cette loi a aussi alimenté les ressentiments et la rancune au sein des Algériens, ce qui n'est pas propice pour la réconciliation. La charte propose aux membres des groupes armés une extinction des poursuites pour la majorité des crimes y compris certains crimes très graves, comme les disparitions et les exécutions sommaires, qui, selon les normes internationales, ne devraient pas être amnistiables. Les membres des groupes armés qui ont enlevé les civils et qui les auraient abattus, sembleraient, selon la charte, éligibles pour l'extinction de poursuites parce que leurs tueries en série ne seront pas considérées comme des “massacres collectifs”. Autre question préoccupante : qui va être habilité à déterminer si un postulant pour l'extinction des peines est coupable d'un des crimes aptes à l'extinction ? Les comités de probation installés dans le cadre de la loi sur la concorde civile ont travaillé dans l'opacité totale. Ils sont soupçonnés d'avoir blanchi beaucoup de bourreaux pour des raisons politiques plutôt que juridiques. C'est bien d'avoir des catégories de crimes non amnistiables, mais que les autorités établissent des instances transparentes pour trancher dans les dossiers, des instances qui impliquent les victimes et les ONG qui les représentent. pensez-vous que la charte est à même de rétablir la paix et la sécurité ? La charte présidentielle pourrait contribuer davantage à rétablir la paix et la sécurité si la charte et les textes qui y émanent respectaient certains principes. Je souligne ici trois points majeurs. Le président va demander le pardon au nom de la nation auprès des victimes – ce qui est bien, mais la charte devrait en même temps insister sur le besoin de mettre fin à l'impunité. La seule reconnaissance des dépassements commis par des agents de l'état est une affirmation que les disparitions auraient été commises par des agents isolés et non par les institutions de l'état, et que ces agents isolés ont été sanctionnés chaque fois que les actes ont été établis. En premier lieu, ce n'est pas crédible de dire que les plus de 6 000 disparitions officiellement reconnues sont des actes isolés sans que la moindre enquête officielle n'ait été menée. Aussi, j'invite M. le Président à nous fournir le nom d'un seul agent de l'Etat qui a été sanctionné pour un acte de disparition. Deuxièmement : la charte nationale n'évoque pas l'obligation de vérité envers des victimes et tous les algériens, le droit de savoir pourquoi on a arrêté un “disparu” et son sort éventuel, le droit de connaître l'identité de tous les cadavres retrouvés dans les fausses communes découvertes dans la Mitidja, à Relizane, et ailleurs. Il faut un travail de vérité afin de révéler ce qui s'est passé pendant cette terrible période, afin que les Algériens puissent réfléchir et se réconcilier entre eux. Troisièmement : c'est une bonne chose que le Président soumette son projet de charte à l'approbation du peuple algérien. C'est le peuple algérien qui doit débattre et décider des modalités de leur réconciliation nationale. Dans le même temps, un référendum ou un vote, même démocratique, ne peut jamais servir à bafouer les droits humains tels qu'ils sont internationalement reconnus, y compris les droits des victimes à la justice et à la vérité. Il faut aussi que le débat national sur le projet de charte ait lieu dans un climat de liberté d'expression et de tolérance. Il est consternant d'entendre le président Bouteflika, dans son discours de dimanche, s'en prendre violemment à ceux qui s'opposeraient à la charte. Ces propos ne sont pas propices à l'ouverture d'un débat honnête et fructueux. Par ailleurs, on connaît trop bien les marges étroites d'expression dans les médias étatiques, et les pressions actuellement exercées à l'encontre de la presse écrite. On ne peut qu'espérer que tous les points de vue sérieux, toutes les interrogations sur le projet de texte, seront reflétés par les médias algériens, afin d'enrichir le débat. Comment réagissez-vous au fait que la charte ne prenne pas en charge les familles des victimes du terrorisme et les femmes violées ? On espère que la charte, qui parle de toutes les victimes de la tragédie nationale, sera suivie de mesures, en faveur de toutes les familles des victimes. NADIA MELLAL