Nassima Ouhab est docteure en sciences politiques et en géopolitique. Elle est aussi enseignante à l'université Paris-Nanterre en France. Elle revient dans cet entretien sur les raisons et les conséquences de l'assassinat du général iranien Qassem Soleimani sur le sol irakien, et explique les enjeux de la nouvelle confrontation irano-américaine. Liberté : L'assassinat par les Etats-Unis du général iranien Qassem Soleimani sur le sol irakien a provoqué un net regain de tension entre Washington et Téhéran. Quels sont les objectifs recherchés par les Etats-Unis à travers cet acte ? Nassima Ouhab : Depuis la révolution islamique en 1979, l'Iran considère les Etats-Unis comme son ennemi premier, d'autant que ce dernier est à la manœuvre des sanctions économiques ayant ciblé le pétrole iranien. Au fil des années, l'Iran s'est constitué un solide arc de résistance allant du Yémen au Liban, passant par l'Irak et la Syrie menaçant ainsi les intérêts directs des USA et de leurs alliés dans la région, particulièrement l'Arabie Saoudite, considérée par l'Iran comme une continuité de la politique américaine dans la région "l'ami du Grand Satan". L'évolution de la situation sécuritaire en Syrie et en Irak, puis dans le golfe Persique à la suite des incidents dans le détroit d'Hormuz a poussé les USA à chercher un moyen plus fiable pour atteindre l'Iran en ciblant l'un de ses hommes de guerre les plus influents, Qassem Suleimani. L'objectif principal des USA à travers cet acte est de rappeler à l'Iran qu'ils sont toujours sur le terrain malgré leur retrait relatif ces trois dernières années. Le renoncement de Donald Trump à frapper des cibles iraniennes le 21 juin ne signifie pas que les USA ferment les yeux sur les agissements de l'Iran à leur encontre. Cibler les hommes forts de l'ennemi est l'une des stratégies phare des locataires de la Maison-Blanche afin, non seulement d'affaiblir l'ennemi (liquidation d'Oussama Ben Laden, Abou Bakr Al-Baghdadi, etc.), mais aussi pour affirmer la ténacité de la puissance américaine partout dans le monde. L'Irak se trouve le théâtre de cette confrontation entre les deux puissances ennemies. Quelles en seront les répercussions sur Bagdad, déjà dans l'impasse après un mouvement populaire de contestation massive ? Il est vrai que l'Irak a toujours été le théâtre de plusieurs confrontations entre Américains et Iraniens, à cause de la présence conséquente des soldats américains sur le territoire irakien depuis son invasion en 2003. De plus, l'enjeu énergétique constitue l'un des moteurs majeurs de la résistance d'une part et d'autre, sachant que l'Irak devrait se hisser dans les quelques prochaines années à la deuxième place régionale derrière l'Arabie Saoudite en termes de réserves pétrolières prouvées. Les incidents ayant ciblé l'ambassade américaine ont véhiculé, certes, la riposte d'assassinat de Qassem Suleimani, mais il faudrait savoir qu'une telle décision ne pourrait dater de seulement deux ou trois jours. Cibler un haut gradé de l'armée iranienne relève d'une étude et d'enquêtes minutieuses sur le terrain d'au moins plusieurs jours afin que l'opération soit couronnée de succès. Et c'est le cas d'ailleurs. Etant donné que les chiites d'Irak s'alignent sur les positions iraniennes contre les USA, et le fait que les USA ne pourraient pas cibler l'Iran sur son propre territoire, la guerre par procuration et par l'atteinte aux intérêts stratégiques de chacune des parties ne pourrait avoir lieu que sur un territoire d'intérêts communs qu'est l'Irak. Un pays détruit, sans souveraineté effective et à fort potentiel géostratégique, entouré de plusieurs bases militaires et alliés régionaux et étrangers des deux belligérants. Donald Trump a menacé de cibler 52 sites culturels iraniens si Téhéran s'attaquait à des citoyens ou à des intérêts américains. Mettra-t-il à exécution ses menaces ? Depuis son accès au pouvoir, Donald Trump ne cesse d'user des déclarations calamiteuses et peu diplomatiques qu'il met rarement en exécution (menaces contre la Corée du Nord l'été 2018 par exemple). Je ne doute pas que Trump ira au bout de ses menaces de cibler des sites iraniens, car, d'une part, les sites ciblés se trouvent sur le territoire irakien et non pas en Iran. D'autre part, il sera fortement poussé à le faire à la suite des ripostes des alliés de l'Iran particulièrement le Hezbollah libanais, l'ami indéfectible de l'Iran et de Qassem Suleimani aux côtés duquel les soldats de Hassan Nasrallah ont combattu en Syrie. Cette escalade intervient à moins d'une année de la présidentielle américaine. Peut-on lier les deux événements ? La procédure d'impeachment menaçant Trump pourrait en effet expliquer en partie le recours à la guerre pour non seulement retarder le processus de la destitution de Trump par le Sénat, mais aussi augmenter ses chances à la réélection à un deuxième mandat, d'autant que plusieurs Américains ont affiché leur joie à la suite de l'assassinat de Qassem Suleimani. L'ancien président américain Bill Clinton a eu recours à une telle option contre l'Irak lors de sa mise en accusation en 1988. Or le contexte de guerre aujourd'hui est très différent. Sur le plan stratégique, les guerres menées par les USA, principalement depuis l'invasion de l'Irak en 2003, se sont avérées un échec absolu eu égard aux conséquences dramatiques sur l'ensemble de la région. En 2015, Tony Blair avait reconnu que la guerre en Irak était une faute ayant engendré la montée en puissance du terrorisme. Refaire une guerre encore plus désastreuse avec un ennemi redoutable tel l'Iran serait un suicide collectif, car la situation actuelle au Moyen-Orient est beaucoup plus complexe qu'en 1988 ou en 2003, les outils aussi. De plus, les Américains ne veulent plus perdre leurs enfants soldats dans des guerres qui n'est pas la leur.