Le marché boursier algérien peine à amorcer son décollage. Dans cet entretien, Yazid Benmouhoub, DG de la Bourse d'Alger, explique les raisons de cette léthargie et évoque les actions futures qui, indique-t-il, seront en mesure de booster la Bourse d'Alger. Liberté : Depuis sa création en 1997, la Bourse d'Alger vit dans une certaine léthargie. On lui reproche de ne pas jouer son rôle convenablement, de ne pas être suffisamment animée. Quelles sont les raisons de cette situation ? Yazid Benmouhoub : Souvent on nous dit que la Bourse n'a pas joué son rôle. Qu'elle n'a pas joué le rôle qu'elle devait jouer. Mais si nous revenons un peu en arrière, en faisant le point de la situation, on verra que la Bourse a été créée dans un contexte assez difficile pour l'Algérie sur les plans sécuritaire, économique et social. On sortait d'un système de gestion qui était socialiste centralisé vers un système d'économie de marché. Mais l'Algérien de l'époque n'avait pas encore acquis les mécanismes de l'économie de marché, parmi lesquels le financement à travers le marché. La Bourse n'était donc pas dans un environnement qui pouvait favoriser son épanouissement. Ensuite, il y a eu la période 2000-2014 durant laquelle, selon les déclarations de la Banque d'Algérie, 90% de l'économie étaient financés par le secteur bancaire, public de surcroît. La liquidité qu'il y avait entre 2000 et 2014 a fait que l'Etat, avec le lancement des projets quinquennaux, avait mis en place des mécanismes faits de facilitation d'accès au financement bancaire avec des taux bonifiés. Les taux bonifiés ont créé un effet d'éviction de la Bourse, et c'est ce qui fait que les chefs d'entreprise ne réfléchissaient pas à l'option d'une introduction en Bourse. Mais pas que cela. Les entreprises privées sont des entreprises familiales qui sont réfractaires à l'introduction d'un nouvel actionnaire autre que la famille dans le capital, alors que le fondement du fonctionnement d'une Bourse, c'est l'ouverture du capital avec l'arrivée de nouveaux actionnaires. Là, les entreprises font de la résistance par rapport à cela. L'autre élément, c'est que les sociétés qui étaient potentiellement éligibles n'étaient pas suffisamment structurées pour affronter le marché. Ce sont des structures assez archaïques où le chef d'entreprise assumait toutes les fonctions de l'entreprise. C'est lui qui décidait de tout et, là, on n'est pas dans un standard de gouvernance qui permet à une entreprise de faire face au marché. Tout cela constitue les freins qui ont fait en sorte que la Bourse n'ait pas pu jouer son rôle en tant que telle. Vous voyez que ce sont des facteurs exogènes à la Bourse. Lorsque nous parlons de la Bourse, nous devons raisonner en termes d'écosystème boursier efficace, où chaque acteur doit jouer un rôle déterminé. L'ouverture du marché à la PME aussi ne semble pas être une réussite. Quelles en sont les raisons ? Effectivement. Nous avons ouvert le marché des PME en 2012, mais malheureusement nous n'avons pu capter à ce jour qu'une seule entreprise. Ce qui est très peu par rapport aux potentialités que représente l'économie nationale. Selon des statistiques du ministère de l'Industrie de 2016, l'Algérie comptait entre 600 et 700 000 PME, mais en grande majorité des TPE (toutes petites entreprises) qui ne sont pas éligibles à un financement via la Bourse. Celles éligibles (autour de 300) sont réticentes à le faire, malgré des avantages importants que leur offre la Bourse. La majorité de ces entreprises étaient des entreprises familiales qui ne veulent pas d'une cotation en Bourse. En plus de n'être pas suffisamment structurées pour pouvoir affronter le marché, ces entreprises avaient un accès au financement à taux bonifié. Il faut savoir que pour une PME une introduction en Bourse reste coûteuse. Avec la démarche de l'époque, on aurait pu mettre en place des mesures d'accompagnement plus incitatives. Par exemple, prévoir une restitution d'une partie des frais d'introduction des abattements fiscaux sur les frais engagés qui aurait pu donner plus d'assurance pour venir sur le marché. Il faut travailler ces aspects-là. C'est pour cela que nous insistons sur cette partie pour dire que les fonds d'investissement ont un rôle éminemment important à jouer dans la préparation des entreprises à une entrée en Bourse. Les fonds d'investissement sont d'abord des véhicules pour nous. Ils peuvent nous ramener des entreprises. C'est le cas de NCA Rouiba qui est entrée en Bourse parce que le fonds devait sortir du capital. Mais surtout un fonds d'investissement, lorsqu'il prend des parts, il ramène du financement. Donc il booste la croissance et en plus il met en place les structures de gouvernance, et même s'il sort par la suite du capital, l'entreprise est généralement suffisamment structurée et possède les bonnes pratiques qui peuvent lui permettre d'aller sur un marché boursier. Malheureusement les fonds d'investissement qui sont en activité n'ont pas ramené d'entreprises à la Bourse. Ce qui forcément impacte l'activité boursière... En effet. Aujourd'hui à la Bourse, nous avons six sociétés cotées. C'est très peu par rapport au potentiel évoqué tout à l'heure. Et automatiquement, comme on n'a pas cette profondeur de marché, l'activité est négativement impactée au niveau du marché secondaire. Ceux qui ont par exemple acheté du Saidal ou de l'Aurassi, s'ils veulent vendre ils ne trouvent pas quoi acheter à la place. Ils font donc du placement. Ils achètent, ils ne vendent plus. Et là il n'y a pas de transaction sur le marché. Surtout que sur les six sociétés cotées quatre ont des politiques de dividendes très intéressantes qui attirent l'investisseur, et lorsque le titre est acheté ils ne vendent plus parce qu'ils savent qu'ils vont avoir des dividendes. Il faut dire qu'en 2018, par exemple, le niveau de distribution des dividendes à la Bourse d'Alger se situait entre 6,75 et 10% de rendement net d'impôts. C'est beaucoup. Alors que le secteur bancaire vous donne 2,75 au maximum et imposable au cas où vous dépassez 50 000 DA d'intérêts. Donc, sur cette partie-là, nous sommes assez bons. Je pense que cela pourrait être un facteur qui pourrait attirer plus d'investisseurs vers le marché, à la condition bien sûr d'investir notamment dans les nouvelles technologies. Parce que, pour nous, la digitalisation est un pilier central dans notre démarche. Prévoyez-vous de nouvelles introductions à court terme ? Pour 2020, nous avons bon espoir que nous aurons au moins une ou deux entreprises qui vont s'introduire. Nous recevons beaucoup de sociétés qui se posent la question d'une introduction en Bourse parce que les conditions financières sont assez délicates pour nombre d'entre elles. La société Casbah, qui est dans l'agroalimentaire, a déposé un dossier d'introduction en Bourse au niveau de la Cosob et nous attendons que cette société obtienne son visa pour pouvoir l'introduire durant cette année 2020. L'entreprise Casbah est une "success story" créée dans le cadre de l'Ansej qui a grandi et qui joue aujourd'hui dans la cour des grands. Et nous voulons à travers cela aussi lancer un signal aux jeunes entrepreneurs et aux start-up pour leur dire que la Bourse peut être un objectif et que c'est quelque chose de tout à fait réalisable. Outre Casbah, nous avons d'autres entreprises qui ont émis le vœu d'une introduction en Bourse. C'est le cas de la société Algreen et d'une autre entreprise qui est dans l'industrie agricole. Nous avons reçu récemment une entreprise pharmaceutique et une autre dans le secteur industriel qui envisagent sérieusement une introduction en Bourse puisqu'elles nous demandent de les assister dans le processus d'introduction. Ce que nous allons faire, et nous espérons que d'ici à 2021/2022 nous aurons plus d'entreprises cotées en Bourse. La Bourse n'a pas encore montré toutes ses potentialités. Le potentiel est là. Il suffit de savoir comment l'exploiter pour que la Bourse puisse devenir un vecteur de financement pour les entreprises et pour l'économie nationale. Quelles sont les prochaines actions envisagées pour justement booster la Bourse ? Ce qui est passé est passé. Maintenant, il faut regarder vers l'avenir. Pour nous, nous allons continuer à vulgariser la Bourse. Il faut que le maximum d'Algériens et d'Algériennes sachent ce qu'est une Bourse, comment elle fonctionne et comment y accéder. Il faut qu'elle soit banalisée en quelque sorte. Deuxième élément, le fonctionnement actuel d'acheminement des ordres vers le marché est assez archaïque. Il faudrait penser maintenant, puisque la technologie le permet, à la digitalisation des transactions. Le ministère des Finances avait signé en 2017 un contrat d'acquisition d'un nouveau système d'information pour le marché. Le contrat a été réalisé. La solution est là et nous sommes en train de la paramétrer. Nous allons commencer très bientôt les tests et pensons qu'en 2020 nous pouvons lancer un système d'information totalement digitalisé où les transactions se feront directement via internet. L'autre axe de développement aussi, c'est de travailler pour ce qu'on appelle l'innovation financière. Il faut que tout le secteur s'y mette. Le nombre de produits qui existent sur le marché est assez limité, et ces produits sont classiques. Nous souhaitons mettre en place de nouveaux produits qui soient compatibles avec la charia (ce qu'on appelle soukouk) sur le marché de l'endettement. Dans la mesure où les pouvoirs publics accordent de l'importance à cette nouvelle finance. Nous remarquons que l'écosystème de la finance participative ou de la finance islamique est en train de se mettre en place, d'où la nécessité d'un autre jalon qui est celui des soukouk au niveau de marchés. Nous sommes en voie de finalisation du projet et pensons que l'Algérie a beaucoup de potentialités pour aussi peut-être attirer les fonds qui sont en circulation dans le monde et faire de la place d'Alger l'une des places les plus attractives de la région.