Aïssa Kadri, sociologue, Salim Chena, chercheur associé au laboratoire "Les Afriques du monde", et Hocine Belalloufi, journaliste et militant, ont débattu, hier, au Forum du RAJ sur le thème "Hirak comme perspective historique". Intervenant dans le cadre d'un travail de recherche européen sur les mouvements sociaux à partir de 2011 (publié en février dernier), Aïssa Kadri a souligné que la révolution populaire n'a pas émergé du néant. Elle est fondée sur une accumulation de contestations annonciatrices, telles que celles des chômeurs du Sud ou encore des médecins résidents. De son point de vue, c'était une erreur d'avoir cru à "l'exception algérienne", c'est-à-dire l'Algérie qui ne se soulèverait pas contre le régime, dans le contexte du Printemps arabe, à cause des traumatismes de la décennie noire, la culture de la rente, la passivité du peuple... Dès lors, le mouvement citoyen ne saurait être compris dans sa profondeur sans l'analyser sous l'optique d'un processus historique plus étendu dans le temps. Au regard de Salim Chena, le hirak "en dit davantage sur la société algérienne que sur le politique". Il a expliqué que le peuple, par le truchement de son insurrection contre le 5e mandat d'abord, puis contre le système et contre ses acteurs, s'est approprié l'espace public, la parole et l'action politique, l'histoire nationale et l'identité collective. Il a dévoilé une maturité politique exceptionnelle, une capacité à adapter le contenu et les slogans des marches et une inventivité des formes de contestation, "alors qu'on le pensait amorphe". Le peuple a réussi aussi à mondialiser son mouvement grâce aux réseaux sociaux et au recours aux langues étrangères dans l'expression des revendications sur les pancartes. Le refus de structuration pyramidale, l'embrigadement par des organisations existantes et la longévité de la révolution renvoient, selon le professeur en sciences politiques au centre de recherche de Bordeaux, à une volonté d'aller vers un changement profond par "une concordance entre les institutions et les citoyens qui veulent exercer leur souveraineté". Ce qui explique, a-t-il suggéré, la faiblesse de l'adhésion aux appels à la désobéissance civile et à la violence. Hocine Belalloufi a défendu la thèse de la "corrélation entre la crise actuelle et les mutations sociales". Il a estimé que le peuple insurgé est "dans la réforme radicale. Il ne se fixe pas l'objectif d'accaparer le pouvoir, mais fait pression pour changer de régime". Il a affirmé que pour l'heure, le pouvoir est dans l'offensive tactique. Il faudrait alors l'inciter à "négocier une transition copilotée" qui nécessiterait la satisfaction de préalables, dont la libération des détenus d'opinion et la garantie du droit de manifester, de se réunir et de débattre de l'avenir politique du pays. "Le hirak est une matrice pour l'avenir. Il est intervenu après des décennies durant lesquelles le régime s'est attelé à détruire toute forme d'organisation autonome." Conséquences : émiettement et discrédit des syndicats et des partis politiques qui auraient pu constituer un moteur pour la révolution. "Nous sommes dans un mouvement de longue durée. Il faut absolument rompre avec les institutions croupions", a conclu Aïssa Kadri, en visant particulièrement le Parlement qui n'a plus sa raison d'exister dans sa configuration actuelle.