Expert en stratégies et financements internationaux, Lachemi Siagh nous livre son analyse sur les grands bouleversements que pourrait induire la chute actuelle des prix du pétrole à des niveaux jamais vus dans l'histoire. Liberté : La cote du pétrole américain a dégringolé à moins zéro dollar. Comment expliquer un tel scénario inédit dans l'histoire ? Lachemi Siagh : Depuis le mois de janvier dernier, la consommation pétrolière mondiale a chuté de plus de 30% à cause de l'arrêt de l'économie chinoise, pandémie de Covid-19 oblige, de l'arrêt du transport aérien et enfin de l'arrêt à presque 50% des économies des pays touchés par cette crise sanitaire, comme la France, l'Italie, l'Espagne et les USA. S'en est suivie alors une guerre de parts de marché pétrolier entre l'Arabie saoudite et la Russie vu la chute de la demande. La Russie, non membre de l'Opep, étant le plus grand producteur mondial et l'Arabie saoudite, membre de l'Opep, est le plus grand exportateur mondial. Le but de l'Arabie saoudite était de faire baisser la production Russe et le but de la Russie était de tuer les producteurs de pétrole de schiste américains. Les USA étant devenus autosuffisants et n'important plus de pétrole du Moyen-Orient ou d'ailleurs. Les Russes pouvaient tenir tant que les prix du pétrole ne tombaient pas en dessous de 25 dollars le baril. Mais la situation du marché s'est tellement détériorée qu'un accord a dû être trouvé pour réduire la production de 10 millions de barils. Sauf que cet accord était insuffisant pour stabiliser les prix. Avec un prix bas du baril, il y a eu une frénésie d'achat au point qu'aujourd'hui les moyens de stockage n'existent plus. C'est pour cela qu'avant-hier, les producteurs américains offrent leur pétrole pour le mois de mai à moins 37 dollars à ceux qui peuvent l'enlever et le stocker. C'est une situation inédite. Le pétrole de l'Alberta au Canada se vendait à 0 dollar. Le Brent d'Europe du Nord et le pétrole algérien se portaient encore un peu mieux. Que faut-il craindre pour les pays dépendants du pétrole comme l'Algérie ? Les conséquences sont désastreuses pour les pays producteurs. Pour la Russie et l'Arabie saoudite c'était une "victoire à la Pyrrhus". Tous les pays producteurs fragiles, comme l'Algérie, qui n'a plus de capacités à exporter, ou encore l'Iran, frappé par les sanctions et tous les autres producteurs d'ailleurs, vont souffrir très durement et attendre plusieurs mois, voire deux à trois ans, avant d'avoir un baril de pétrole à 35 ou 40 dollars. Le Brent sur lequel est indexé le pétrole algérien se tient encore autour de 25 dollars, mais il va suivre le WTI (référence pétrolière américaine : ndlr) et continuer à baisser au cours de la semaine pour atteindre 15, voire 10 dollars le baril. Entre-temps, ce sont les réformes profondes, le recours aux emprunts extérieurs et à la planche à billets qui seront mis en branle pour survivre. La Réserve fédérale américaine a imprimé 2 000 milliards de dollars pour soutenir l'économie américaine et la Banque centrale européenne a imprimé 1 000 milliards de dollars pour soutenir l'Europe. Mais tout cela va être insuffisant. L'économie mondiale ne sera donc plus jamais la même ? Le désastre sanitaire, le chômage mondial et la prochaine crise de la dette souveraine qui sera monumentale vont dessiner un nouvel ordre mondial qui verra le début de la fin de la suprématie américaine et peut-être un autre monde multipolaire plus basé sur l'homme et son bien-être que sur l'argent. Depuis la crise financière de 2008, il y a eu un déplacement de la richesse industrielle (Chine) et financière, avec les fonds souverains, vers l'Asie et le Moyen-Orient. La guerre commerciale engagée l'an dernier par le président américain Donald Trump contre la Chine et l'Europe vise à empêcher en vain le recul industriel, technologique (la 5G) des Etats-Unis. Le plus grand perdant va être aussi l'Europe qui reste désunie.