Francis Perrin est directeur de recherche à l'Institut des relations internationales et stratégiques (Iris, Paris) et chercheur associé au Policy Center for the New South (Rabat). Dans cet entretien, il nous livre son analyse sur la conjoncture pétrolière mondiale, après la chute drastique des cours du brut dans le sillage de la propagation de la pandémie du coronavirus. Liberté : La mauvaise tenue des cours du pétrole est-elle appelée à perdurer ? Francis Perrin : Trois éléments-clés expliquent le niveau actuellement très bas du prix du pétrole : l'impact négatif du coronavirus, l'échec du sommet Opep/non-Opep le 6 mars à Vienne, après le refus de la Russie d'accepter l'accord proposé par l'Opep, et le changement de stratégie pétrolière de l'Arabie Saoudite suite à cet échec. La prévision est difficile, car il est très compliqué de savoir exactement comment la pandémie va continuer à se développer. L'AIE (Agence internationale de l'énergie) a ainsi préparé trois scénarios pour 2020. Selon ces scénarios, la demande pétrolière mondiale pourrait augmenter de 480 000 barils par jour (b/j) cette année ou bien baisser de 90 000 b/j ou alors chuter de 730 000 b/j… L'écart énorme entre ces projections (1,2 million de b/j) montre bien l'ampleur des incertitudes. Quant à la rupture OpepP/non-Opep, on peut là aussi faire différents scénarios pour la suite. En tout cas, l'année 2020 sera clairement un très mauvais millésime pour les producteurs et exportateurs de brut. Le 13 mars, le prix du Brent de la mer du Nord coté à Londres a terminé la journée à un peu moins de 34 dollars par baril seulement, soit la moitié du cours du début janvier. À quelle fourchette de prix du Brent doit-on désormais s'attendre pour l'année en cours et éventuellement au-delà ? Comme précisé, les incertitudes sont énormes, mais les pays producteurs pourront s'estimer heureux si le prix du Brent varie entre 40 dollars et 50 dollars le baril en 2020. Cela dit, des niveaux plus faibles, en dessous de 40 dollars le baril, sont tout à fait possibles. Il est vraisemblable que les prix progresseront au cours du second semestre de cette année avec un impact économique négatif moindre du coronavirus et continueront à se redresser en 2021. Mais les marges d'incertitude sont beaucoup plus importantes qu'au cours des dernières années. Le mécanisme de réduction de la production de l'Opep et ses alliés pour stabiliser le marché est-il définitivement caduc ? Il est encore un peu tôt pour le dire. Il est possible que le niet russe du 6 mars marque la fin de cette coopération Opep/non-Opep qui avait débuté à la fin 2016. L'Arabie Saoudite, en décidant de ne plus défendre les prix du pétrole et d'augmenter massivement sa production à partir d'avril, semble à son tour enterrer cette coopération. À moins que la guerre des prix et des parts de marché déclenchée par l'Arabie Saoudite ne pousse la Russie à revenir à la table de négociations. Cette seconde hypothèse rappelle ce qui s'est passé en 2014-2016 : le refus de l'Opep de baisser sa production en 2015 alors que les prix du pétrole chutaient avait débouché sur des négociations Opep/non-Opep en 2016 et sur des décisions conjointes de réduction de la production à la fin de la même année avec application à partir du 1er janvier 2017. La stratégie consistant à se disputer des parts de marché en vendant du pétrole à bas prix, tel que l'Arabie Saoudite a décidé de le faire unilatéralement, est-elle viable et soutenable à court et moyen termes ? À court terme, oui, ce qui ne signifie pas que cela soit souhaitable. Mais cette stratégie n'est pas soutenable à moyen terme, car elle conduit à des manques à gagner importants. De plus, l'Arabie Saoudite accumule les déficits budgétaires et a besoin d'un prix du brut un peu supérieur à 80 dollars le baril pour atteindre l'équilibre budgétaire. Enfin, la volonté du prince héritier Mohammed Ben Salmane de diversifier l'économie saoudienne nécessite des capitaux importants qui impliquent un prix du pétrole relativement élevé. Le schiste américain survivra-t-il à des niveaux de cours pétroliers inférieurs à 40 dollars le baril ? Le prix du Brent est tombé en dessous de 30 dollars le baril en janvier 2016 et le pétrole de schiste aux Etats-Unis est toujours là. Mais cette chute des prix avait fait baisser la production pétrolière américaine en 2016 avant qu'elle ne reparte à la hausse en 2017, en 2018 et en 2019. Dans l'hypothèse d'un prix inférieur à 40 dollars le baril, la production américaine pourrait baisser au second semestre 2020 et en 2021 ou pendant une partie de 2021. De plus, plusieurs compagnies pétrolières (pas les plus importantes, bien sûr) pourraient faire faillite, ce qui entraînerait des rachats d'actifs par des acteurs pétroliers ayant des poches bien pleines. L'industrie pétrolière américaine va souffrir en 2020 mais ce serait une grave erreur de penser que le pétrole de schiste va s'évanouir dans l'atmosphère. Il continuera à représenter longtemps une part importante du paysage pétrolier mondial.