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"Le Hirak raconte le rêve contrarié d'un peuple"
Tayeb Kennouche, enseignant de sociologie à l'Université d'Alger
Publié dans Liberté le 31 - 05 - 2020

Le débat sur le Hirak refait surface et fait polémique. Après une année d'insurrection citoyenne, les Algériens ont marqué une pause imposée par la pandémie de coronavirus. Une période propice pour poser un regard distancié sur une séquence historique qui a changé la face du pays. Tayeb Kennouche, sociologue, décrypte ce mouvement qui inaugure une nouvelle forme de mobilisation sociale et politique. Il donne à voir une société qui a reconstruit ses ressorts brisés par les tumultueuses expériences qu'elle subit depuis des décennies.
Liberté : L'Algérie a vécu une mobilisation populaire qui dure dans le temps et ce n'est pas encore fini. Quels sont les ressorts de cette insurrection citoyenne, d'où puise-t-elle sa force et son énergie pour pouvoir tenir aussi longtemps ?
Tayeb Kennouche : Nous avons appris avec les penseurs allemands que la révolution est, avant tout, la mise en œuvre de leurs idées philosophiques, alors que l'histoire continue de nous administrer la preuve qu'elle ne se fait pas par des idées mais qu'elle se déclenche à partir du moment où l'injustice devient intolérable. Oui ! Cette révolution a déjà une année d'âge et c'est toujours l'injustice qui l'aiguise.
La résistance de ceux qui continuent de l'alimenter endurcit les sens. Les mauvais traitements que subissent les activistes ajoutent encore de la dignité à ceux qui occupent les rues pour faire entendre leur voix et les douleurs qu'ils subissent attisent l'enthousiasme de tous les autres. Tout y est, en somme, pour faire durer cette révolution tant que les ressorts qui la portent restent souples et forts. Quant à ces ressorts, tout, ou presque tout, me semble avoir été dit par la littérature, déjà abondante, qui continue d'être produite sur ce que vous avez choisi d'appeler mobilisation populaire ou insurrection citoyenne. Pour faire taire "les clapotis des causes secondes" déjà entendus, je dirai que c'est dans l'histoire de ce peuple trahi que peuvent se trouver les ressorts les plus puissants qui, depuis une année, permettent au Hirak d'être ferme et fougueux.
Que raconte cette histoire qui se déroule devant nous ?
Cette histoire raconte le rêve contrarié de ce peuple qui, depuis l'indépendance, attend de vivre une Algérie prospère où la justice serait libre et indépendante. Une Algérie à développer où le chômage serait un blasphème ou un sacrilège dans l'immensité de sa géographie.
Une Algérie où les hôpitaux ne seraient pas des mouroirs et les universités d'austères amphis où la pensée se cultive pour mieux rester en jachère. Une Algérie libre, ouverte et plurielle, hélas, aujourd'hui, cloîtrée chez elle et enfermée en dehors du monde qui fonctionne sans elle. C'est dans cette histoire que deux nostalgies ont eu le temps de grandir dans la douleur : celle du passé et celle de l'avenir.
Cette nostalgie de l'avenir peut, évidemment, surprendre et pourtant elle n'a pas pour souci d'intriguer car c'est de la perte d'une promesse déjà consommée que prend forme ce sentiment que fortifie le temps qui s'écoule inexorablement. C'était un à-venir qui au lendemain de l'indépendance avait rendu le peuple vivant, valeureux et battant pour baisser les bras avec le temps, car cet avenir n'est plus qu'un sous-venir pour signifier, seulement, d'avoir, un jour, été. D'avoir été, en somme, une illusion. De n'avoir été qu'un mirage. De continuer d'être une pénible chimère.
Il n'est resté au peuple algérien plus que le souvenir d'avoir espéré l'avenir. Il ne lui est resté de cet avenir que l'image furtive au moyen de laquelle il l'avait entrevu. De cette image, il n'en garde que la vie fugace qu'il a passée en elle en le croyant réel. C'est de son passé autant que de son avenir que ce peuple se sent doublement nostalgique au point où il ne semble plus savoir qui il est et dans quel temps il se trouve aussi. Voilà pourquoi le Hirak est désormais, pour lui, un lieu existentiel capable d'apporter une réponse à ses profondes questions.
Comment décririez-vous la nature de cette dynamique sociale inédite qui est à la fois homogène et hétéroclite ?
C'est un mouvement social qui est né pacifique de toutes les violences que le peuple et la société ont dû connaître de la part d'un système politique qui pour durer n'a pas hésité à recourir à toutes les turpitudes. Un pouvoir prédateur qui ne s'est pas contenté de dérober les richesses du pays, il a, également, appauvri le peuple en le délestant de son présent comme de son passé. Voilà pourquoi la partie éveillée de ce peuple, aujourd'hui en colère, n'entend pas que l'on puisse encore vouloir lui voler son futur.
C'est dans cette posture que le Hirak a permis la formation d'une formidable "majorité silencieuse", pour emprunter cette judicieuse expression à Baudrillard. Cette joyeuse "majorité silencieuse" est composée de "tribus" venant de partout : des houmas, des clubs de football, des associations, des cités universitaires.
À ce beau monde s'ajoutent des femmes, des jeunes, des personnes âgées. Toute cette multitude s'est socialisée par les liens qu'elle a su tisser entre ses membres, pour être ensemble et se diluer dans la forme d'un NOUS fort et résolu qui se donne rendez-vous, tous les vendredis et les mardis, dans la rue, pour unifier et amplifier la colère qu'il adresse au pouvoir. À vrai dire, il s'agit d'une sociologie très particulière qu'on n'a pas l'habitude de voir. Une sociologie qui englobe des groupes peu habitués à battre, en nombre, le pavé, comme les femmes, les enfants ou les retraités.
C'est peut-être parce que l'humiliation que le pouvoir a fait subir au peuple est tellement lourde à porter que le Hirak est investi, aussi, comme une sorte de thérapie ou encore une catharsis pour s'en guérir ou tout au moins pour en alléger le poids. Pour d'autres, encore, il est le lieu d'une véritable transe où l'on cherche à mourir mais pour revenir à la vie lavé de tous les affronts subis. Et c'est ainsi que le Hirak aura à poursuivre son parcours comme le feu ses étincelles. À chacune de ses marches il crée ce chemin, avec la patience et la ténacité de la fourmi, en prenant soin de le désencombrer de tout ce qui vient l'obstruer. C'est un chemin qui n'est pas fléché mais dont la destination reste la liberté. Saint Just a dit: "Ceux qui font les révolutions à moitié ne font que se creuser un tombeau", et les hirakistes le savent.
Pourquoi ce peuple en marche n'avait-il pas ressenti le besoin de se faire représenter ?
C'est pour toutes les raisons que je viens d'évoquer. Le Hirak n'a pas besoin de représentants pour se faire entendre. Il le fait très bien tout seul, tout simplement parce qu'il ne peut trouver meilleur ambassadeur que lui-même car il est son propre leader. Il ne risque pas d'être emprisonné par un pouvoir qui libère par une main et qui incarcère par l'autre.
La voix du Hirak n'a pas changé d'accent. Elle est restée la même. Toujours la même. Elle continue de sortir puissante des milliers de poitrines qui la portent audible pour la terre entière mais sauf pour un pouvoir qui ici, chez nous, semble se complaire dans un autisme qui ne dit pas son nom.
En définitive, pour aboutir, le Hirak doit, à mon sens, se protéger de toutes les considérations jacobines qui risquent de briser son élan. En effet, ce serait le kidnapper que de vouloir lui trouver des représentants qui, immanquablement, destitueraient le peuple de la conduite qu'il entend assurer à ce mouvement révolutionnaire.
Cette mobilisation a pu avoir lieu grâce à une jonction entre les différentes classes sociales et une cohabitation des tendances politiques et idéologiques. Cette nouvelle situation suggère-t-elle une nouvelle lecture de la société algérienne ? Si oui, laquelle ?
Une question pareille me fait revenir à mes anciennes humanités où, à l'université, nous vivions des débats "homériques" sur la question des classes sociales en Algérie. À l'université aujourd'hui ces débats n'existent plus.
Rien n'est plus mis en doute dans cet espace où viennent se confirmer les vérités absolues que la société croit détenir sur elle-même. J'approuve, volontiers, le fait que le Hirak a réussi là où lamentablement l'opposition politique a toujours échoué à mettre sur pied un front commun contre le pouvoir. Pour avoir fédéré dans sa dynamique des tendances idéologiques qui passaient pour être inconciliables, le Hirak s'est institué en un redoutable contre-pouvoir. Et il est le seul à pouvoir à l'heure actuelle nous donner la preuve de la nécessité d'un SMIG démocratique pour garantir à la parole la liberté de son expression. À chacune de ses marches il nous donne la parfaite démonstration que ces tendances diverses et variées savent se mettre face à face pour donner ses chances au débat citoyen de s'installer chez nous.
Mais, pour cela, je pense que nous avons besoin de regarder notre société les yeux dans les yeux pour ne plus lui permettre de se dérober à notre regard. Très rarement nous avons eu l'occasion de la rencontrer pour véritablement l'interroger ou la questionner là où elle est la mieux "disante" d'elle-même. À ce titre les sciences dites molles et particulièrement la sociologie ont été durement ostracisées par un pouvoir qui s'est donné le monopole de penser, seul, la société et qui aujourd'hui lui explose à la figure.
Parce que nous avons, aujourd'hui, besoin de ne plus jamais se tromper sur nous-mêmes; nous devons extraire la société de la gangue dans laquelle ce pouvoir l'a si profondément enveloppée. C'est de cette manière que nous serons, alors, en mesure de développer la lecture symptomatique qu'elle mérite d'avoir pour parler comme Althusser.
Au-delà de son aspect politique lié à l'exercice du pouvoir et à la nature de l'Etat, cette insurrection exprime-t-elle autre chose, porte-t-elle d'autres aspirations ? Autrement dit, de quoi a-t-elle le nom ?
Je ne suis pas platonicien car je considère que, pour assurer au réel une bonne appréhension, il est nécessaire de le penser dans son développement comme dans son dépliement. C'est pour dire que ce serait une parfaite erreur de vouloir trouver dans le Hirak ce qu'il ne dit pas ou ce qu'il ne demande guère. Même si le Hirak, en se déployant chaque vendredi et chaque mardi pour venir sur l'asphalte ou sur les pavés, peut donner l'air de faire du sur-place, il avance, cependant, à pas de géant dans la conscience des Algériennes et des Algériens.
Parce que c'est le destin de l'Algérie qui est en jeu dans cette "révolution du sourire". Mais que l'on ne se trompe pas. Ce sourire a quelque chose d'insolent et de cynique à la fois. Ce n'est ni de la joie ni de la gaieté. Le sourire que ce mouvement affiche comme une sorte de bravade n'est en fait que le masque derrière lequel se joue de manière tragique le sort d'un peuple. Il ne me semble pas qu'il y ait d'autres aspirations que la liberté d'un peuple qui n'a jamais eu à choisir ses représentants. Cette liberté arrachée conditionnera tout le reste. Cette révolution a tout simplement pour nom l'engagement d'un peuple déterminé à la faire triompher car chaque révolution naît déjà enceinte de son lendemain. Même quand elle échoue, elle reste debout comme une idée qui s'endort pour mieux s'y fixer dans l'attente de se réveiller encore plus inédite demain.
Le Hirak est une leçon de volonté. Le Hirak n'est pas seulement une manière pour le peuple de se sentir encore vivant, c'est également une façon pour lui de rendre possible la vie dans une société rongée depuis longtemps par le chômage et l'ennui pour ceux et celles qui travaillent. Cette révolution a pour nom, enfin, une autre condition d'être Algérien au sein d'un peuple dont la parole ne sera plus ni inaudible ni oubliée par l'Autorité. Un peuple dont la condition d'être prend forme dans sa participation active à construire la société qui est conforme à son intelligence collective.
Longtemps, le regard porté sur la jeunesse algérienne était négatif, mais l'histoire que nous vivons depuis le 22 Février contredit cette thèse souvent soutenue par les experts. Erreur d'appréciation ou évolution invisible de la société ?
Les jeunes représentent, chez nous, la majorité démographique, mais paradoxalement, les sciences sociales et, plus particulièrement, la sociologie ne savent presque rien dire sur eux, car tout simplement cette discipline est considérée comme inutile. Au demeurant, les jeunes Algériens ne sont ni plus ni moins violents que tous les jeunes du monde. La différence serait que nos jeunes ne deviennent visibles, ici, chez eux, que lorsqu'ils posent des problèmes ou des difficultés aux autorités publiques, en fait au pouvoir. Sinon, ils demeurent invisibles même pour les approches qui se donnent la peine de les appréhender. À ce titre, il serait symptomatique d'observer qu'au moment où les jeunes venaient de conquérir la rue pour s'opposer au cinquième mandat, une étude conduite par les experts du Cread les présente comme étant apolitiques. Cette étude illustre, pour tout le moins, que ces experts n'avaient pas en main la clé pour ouvrir la porte qui donne sur le terrain qu'occupent réellement les jeunes. Une société ne nous livre ses invisibilités que par la qualité de la connaissance que nous avons d'elle. Car sinon, comment oublier que durant des années les jeunes Algériens ont fait tourner des émeutes un peu partout dans le pays ? Toutes les émeutes comprimées finissent toujours par générer des révolutions. Aujourd'hui, les frères cadets de ces émeutiers mènent dans un pacifisme sourcilleux une révolution au nom de la liberté. Les aînés, quant à eux, s'étaient soulevés, avec fracas, au nom de l'égalité. Pour Hannah Arendt, ces deux révolutions ne conduisent pas à la même société.

Le pouvoir politique a joué, à intervalles réguliers, sur la division du mouvement populaire en appuyant sur des sujets clivants, mais les Algériens ont su à chaque fois déjouer ces manœuvres. Est-ce le signe d'une maturation citoyenne rapide ?
À l'heure actuelle, le Hirak nous fait vivre une temporalité révolutionnaire qui est venue bouleverser l'ancien échiquier politique qui a prévalu chez nous durant de longues années.
En effet, cette nouvelle temporalité a rendu caduques ou inopérantes les anciennes familles idéologiques qui se partageaient ce qui passait pour être politique chez nous. Le peuple vient grâce au Hirak d'émerger comme un acteur politique moderne en récupérant non seulement son histoire, mais aussi sa mémoire qu'il utilise comme une armure pour se protéger des visées fractionnistes qui sont menées contre lui par le pouvoir dans le but de le fragiliser ou de le faire imploser de l'intérieur.
Dans ce jeu dangereux et pathétique, on découvre que le peuple n'est plus au niveau où s'est arrêté le pouvoir pour penser la société qui a laissé derrière elle les vieilles fractures qui l'empêchaient d'avancer. Désormais, les Algériennes et les Algériens ne sont plus dos à dos depuis qu'ils sont ensemble, côte à côte, dans le Hirak. C'est de cette manière que le pouvoir a perdu le monopole qu'il a longtemps exercé sur les définitions. Il n'est plus l'architecte de l'identitaire. Il est clair que nous sommes en présence d'un peuple qui vient de naître adulte dans la mesure où il vient juste de récupérer son histoire plusieurs fois millénaire, jamais enseignée dans les écoles que fréquentent ses enfants. C'est par le Hirak que le peuple est en train de revenir chez lui.
Les questions sociétales étaient aussi au cœur de cette marche qui dure depuis dix mois. Pensez-vous que la société a pu résoudre certaines de ces questions qui faisaient l'objet de controverses et de rejet par le passé ?
Si certaines questions ne sont pas encore résolues, le Hirak a le mérite de les rendre visibles pour qu'elles soient enfin abordées. Il est vrai que nous avons fait porter le voile à notre société au point où nous avons oublié à quoi elle pouvait bien ressembler. Mais au voile, nous avons ajouté un bâillon pour la faire muette. Et là encore, nous avons appris à ne plus l'écouter. Avec le Hirak, elle se dévoile. Avec le Hirak elle quitte la tour de Babel où les mots n'avaient pas encore atteint la capacité de s'énoncer en paroles. C'était le temps de l'inertie. Le temps du silence où le monde se recroquevillait sur lui-même pour mieux s'emmurer. Le Hirak est désormais une agora où "le peuple algérien en chair et en os", comme dirait Kateb Yacine, s'y rend pour exercer dans le dialogue la parole conquise.
C'est, aussi, un lieu où l'on peut s'interpeller pour que chacun cesse d'être solitaire, étranger à lui-même, avant d'être étranger aux autres. Saint-Exupéry disait au sujet des hommes : "Jetez-leur des graines, ils vont s'entretuer ; obligez-les à construire une citadelle, ils deviendront frères." Voilà pourquoi le Hirak porte en lui l'embryon de la société civile que le pouvoir a empêché d'advenir.
À quel moment peut-on dire que cette révolution a triomphé ?
Sûrement que beaucoup se souviennent encore qu'Ernesto Guevara avait pour habitude de dire que dans une révolution on doit vaincre ou mourir. Cette obligation me paraît excessive dès lors que je la trouve peu respectueuse de la raison qui, chez Hegel, anime l'Histoire en lui faisant emprunter des chemins trop souvent insoupçonnés. C'est pourquoi il me semble suffisant de dire avec Karl Marx que "quand un peuple, dans sa totalité, éprouve de la honte devant les injustices commises, il est déjà bien près d'avoir accompli un acte révolutionnaire". Et c'est déjà la condition première pour voir cette révolution réussir.
Elle est née victorieuse à partir du moment où, il y a une année, l'histoire a choisi de faire retourner le sablier. C'est déjà par ce geste, qui permet un autre décompte, que les jours d'un temps déjà consommé peuvent se renouveler. Plus rien, donc, ne sera comme avant, car le Hirak est en train d'inaugurer un autre temps. Dans une perspective maussienne, ce temps est d'une autre qualité. Cette qualité lui vient de la rupture qu'il a provoquée avec la routine, avec la monotonie, avec une quotidienneté qui s'écoule régulière et tranquille, en un mot avec le temps ordinaire. Le temps du Hirak est un temps qui est venu comme par effraction bouleverser le temps domestiqué ou emprisonné par une société qui s'est, trop longtemps, installée dans la torpeur et l'oubli.
Le Hirak, c'est ce temps soudain, un temps inattendu, un temps qui vient de la marge du temps, un temps "intempestif" qui rend possible un écart avec le temps apprivoisé jusqu'alors consommé. C'est un contretemps qui, par-dessus l'épaule du temps, ouvre la porte à un devenir imprédictible dont toute société a besoin pour se reconstruire en mobilisant les personnes dont elle est faite. C'est parce que l'Histoire vient de nous faire "don" de ce temps que je considère cette révolution comme déjà victorieuse.
En tant que sociologue, qu'est-ce qui a retenu le plus votre regard ?
Puisqu'il s'agit de regard, je dirai que j'ai retenu deux images. L'une concerne des sujets et l'autre un objet. Dans ce mouvement social, en effet, j'ai découvert que le courage arrive à donner de lui une image élégamment émotive quand il choisit de prendre le visage des femmes pour s'y exprimer. Ces femmes qui, en dépit des nuages qui peuvent traverser leur vie, n'oublient aucune marche pour venir, comme khalti Baya, broder le sourire sur l'étendard que le Hirak brandit, de main ferme, depuis une année. Ces femmes sont des grands-mères, des mères, des étudiantes, des collègues, des amies. J'ai une profonde considération pour elles. Elles trouvent une véritable force dans leur prétendue ou réelle fragilité. Elles sont, pour moi, le symbole de ce mouvement qui même vulnérable demeure puissant.
Pour ce qui est de l'objet, il s'agit du smartphone. Il est très difficile de ne pas le remarquer tellement sa présence et son usage sont "massifs" dans toutes les marches. C'est un objet "magique" qui, certainement, n'a pas manqué de porter sur le Hirak une perception kaléidoscopique. Une telle perception est très importante car, grâce à cet objet, le Hirak aura à préserver intacte une sorte de miroir qu'il lui sera toujours possible d'utiliser pour s'y contempler. Mais il faut dire aussi que jamais mouvement social n'aura été chez nous autant photographié et autant filmé que le Hirak. Le smartphone semble prendre une vraie revanche sur une société qui, au cours de son histoire, s'est très peu prise en photo.
Restera-t-il quelque chose de ces vendredis historiques ?
Sûrement qu'il restera bien quelque chose pour ceux qui les auront vécus. Dans Récits de notre quartier, Naguib Mahfoud affirmait qu'il n'y a rien de plus merveilleux que de participer à une manifestation.
De ces vendredis, il me restera personnellement l'image de la ville quand les manifestants la désertent, pour laisser derrière eux une douce et pénétrante clameur qui continue de serpenter entre les rues, pour aller caresser la mer qu'elle laisse agitée quand avec la nuit elle s'éteint. Rien que pour cela, j'ai encore bien des raisons de revivre ces manifestations.
Entretien réalisé par : Hassane Ouali


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