Dans cet article, nous nous proposons de donner un avis sur des aspects de l'épidémie de Covid-19 en Algérie. Cet avis repose, d'une part, sur les connaissances actuelles de la maladie qui présente encore, malheureusement, beaucoup de points d'ombre, d'autre part, sur l'évolution de l'épidémie dans le pays et, enfin, sur l'expérience internationale qui commence à accumuler beaucoup de leçons. Nous nous proposons d'aborder dans cet article successivement la situation épidémiologique et quelques volets de la réponse à l'épidémie. Situation épidémiologique La situation épidémiologique sera étudiée sur les plans de la morbidité, de la mortalité et de la létalité.
Au plan de la morbidité L'évaluation de la situation épidémiologique en Algérie est un exercice très difficile pour ne pas dire hasardeux. La raison fondamentale de cette difficulté est le manque de fiabilité de nos statistiques. Cinq raisons, au moins, sous-tendent ce constat. La première est l'insuffisance importante du testing, la deuxième est le déficit en enquêtes épidémiologiques, la troisième est le changement de la démarche diagnostique (PCR seul au départ puis introduction de la radiologie), la quatrième est la faible sensibilité relative des tests PCR (au moins 30% de faux négatifs) et, enfin, la dernière est la multiplication de centres de testing au fur et à mesure du développement de l'épidémie. C'est dire que, comme tout un chacun en convient, le nombre de cas enregistrés aussi bien en termes de prévalence que d'incidence est certainement bien en deçà de la réalité. Donc, faute d'avoir une situation statistique ponctuelle fiable sur laquelle nous nous appuierons pour évaluer la situation, il est certainement moins périlleux d'évaluer les tendances qui se dessinent. Ces dernières sont plus fiables pour nous renseigner sur l'évolution de l'épidémie et nous limiterons notre étude à celle de l'incidence qui nous paraît dans ce contexte être la plus importante de ces tendances épidémiologiques. En s'appuyant sur le nombre de cas quotidiens officiellement publiés depuis le début de l'épidémie à ce jour, la courbe lissée correspondante révèle une tendance à l'augmentation. Cela veut dire que l'Algérie n'a pas encore atteint le pic de l'épidémie à l'instar de la grande majorité des pays dans le monde. Il n'y a, à notre connaissance, aucune autre source statistique officielle susceptible de donner un résultat différent. L'accroissement relatif des tests à un moment donné ne peut expliquer, à lui seul, une tendance à l'augmentation de cas, d'autant que ces derniers sont dans la grande majorité diagnostiqués radiologiquement. Ce constat, qui mérite d'être davantage affiné, a une grande importance dans la mesure où la tendance que dessine le nombre de cas quotidiens est un critère majeur de la politique de lutte contre ce virus, notamment sur le plan confinement et déconfinement.
Au plan de la mortalité Avant d'étudier la mortalité due au Covid-19 en Algérie, il nous a paru nécessaire, au préalable, de faire une remarque sur ce nouveau virus. La pathogénie de ce nouveau virus est différente de celle des autres virus similaires qui l'ont précédé (coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient de 2012-2013 et du syndrome respiratoire aigu sévère de 2002) et les tableaux cliniques graves qu'il entraîne donnent beaucoup plus de difficultés de traitement aux médecins réanimateurs dans le monde entier. C'est dire toute la difficulté de prise en charge des malades graves de cette maladie dont l'issue est fréquemment malheureuse et explique sa forte mortalité relative. Les statistiques de mortalité sur le Covid-19 en Algérie et dans la plupart des pays dans le monde sont beaucoup plus fiables et permettent de faire certaines analyses et des comparaisons d'une façon plus objective. La mortalité est importante dans l'évaluation de la gravité de l'épidémie, de la qualité des soins et dans la prise de décision. Il nous semble donc utile de nous y appesantir, un tant soit peu, d'autant qu'elle est l'un des principaux sujets de controverse en Algérie. Il faut bien distinguer pour mieux suivre les éléments d'analyse qui vont suivre, la mortalité (les décès rapportés à la population malade totale) de la létalité (les décès rapportés à la population malade uniquement). Au vu des chiffres publiés, la mortalité spécifique par Covid-19 est relativement basse compte tenu du niveau peu élevé de l'épidémie. Elle est de 10 décès pour un million d'habitants au 30 avril 2020 en Algérie. C'est le taux le plus élevé d'Afrique si on excepte Mayotte (270 000 habitants). Mais cette mortalité qui dépend de beaucoup de facteurs ne nous renseigne pas beaucoup sur le cours de l'épidémie. Il est, par contre, plus intéressant d'étudier la létalité, c'est-à-dire d'étudier les décès chez les malades uniquement. La létalité pour tous les malades n'offre non plus aucun intérêt à être étudiée dans la mesure où elle est fortement biaisée pour les raisons sus-rapportées (le nombre de malades étant relativement très sous-estimé). Par contre, la létalité dans les services de réanimation de certaines wilayas fortement touchées nous interpelle et mérite quelques commentaires. Malgré l'absence de chiffres officiels sur cette létalité et vue son importance, nous essaierons de l'estimer d'une façon indirecte et relativement fiable. Nous étudierons le cas de la wilaya qui a enregistré le plus de cas, Blida en l'occurrence. Le 30 avril, cette wilaya a cumulé 799 malades et 107 décès. Avec l'hypothèse large que 20% des malades ont présenté des tableaux graves qui ont nécessité une admission en réanimation, le nombre de malades admis en réanimation à Blida serait de 160 et le taux de létalité correspondant dans ses services de réanimation serait donc de 67%. Même en tenant compte de l'existence de malades qui sont arrivés très tard à l'hôpital, donc très difficiles à sauver, et de l'existence de décès classés Covid-19 par erreur et en supposant que la grande majorité des décès par Covid-19 surviennent dans les services de réanimation, ce taux reste très élevé et au-dessus de celui d'autres pays, comme par exemple la France où il est de 30 à 40% (Réseau européen de ventilation artificielle). Les déterminants de cette forte létalité restent à identifier. Ils pourraient être d'ordre organisationnel ou être liés aux ressources humaines, aux équipements ou autres. Il faut, cependant, préciser que ce taux de létalité est une moyenne sur la période étudiée et qu'il est positif de constater que les décès Covid-19 diminuent plus ou moins régulièrement depuis quelques jours.
Au plan de la stratégie de lutte Etudier et évaluer les stratégies de lutte contre le Covid-19 n'est pas une sinécure. La difficulté tient non seulement du fait qu'il n'existe pas de stratégie unique appliquée partout dans le monde, mais aussi du fait que cette stratégie dépend étroitement de nombreux facteurs politiques, économiques, sociaux et notamment du type de système de santé en place. Actuellement, il y a un foisonnement de stratégies mises en œuvre dans le monde qui s'articulent d'une façon résumée autour de trois grands axes. Premièrement, la prise en charge efficace des cas. Deuxièmement, la prévention/promotion couvrant plusieurs mesures dont le confinement total ou partiel, le dépistage/isolement/traitement/traçage, les mesures barrières, la distanciation sociale, la fermeture de tous les milieux confinés possibles, l'interdiction de tout rassemblement, la fermeture des frontières et la quarantaine. Troisièmement, la protection qui s'adresse essentiellement aux personnes à risque et que nous singularisons volontairement. La stratégie de tous les pays est élaborée sur la base d'un choix de ces axes et de mesures qu'ils sous-tendent. S'il est difficile de faire l'inventaire de toutes les stratégies utilisées dans le monde, il est, par contre, plus facile d'en identifier les principales qui ont des grandes différences entre elles et qui font l'objet de débats, voire de controverses. La plupart des axes et mesures susmentionnés sont communs à toutes les stratégies, même s'ils sont parfois appliqués d'une façon très différente. Celles qui font la différence entre ces stratégies sont le confinement total national, le dépistage/isolement/traitement et l'axe de la protection. Sans entrer dans des analyses statistiques qui n'ont pas de place dans ce cadre, les stratégies basées, dès le début des épidémies, sur la mesure de dépistage/isolement/traitement sans confinement national total ont été plus efficaces que celles qui ont adopté la mesure du confinement national total sans dépistage/traitement/ isolement. Cette efficacité a porté sur la réduction des cas et encore plus sur celle des décès. Sans citer des dizaines de pays mais seulement quelques-uns parmi les plus comparables, l'Allemagne, la Suède et le Danemark entrent dans le premier groupe de pays à succès ; la France, l'Italie et l'Espagne dans le deuxième groupe de pays à succès beaucoup plus réduit. Tous les pays d'Asie qui ont réussi relativement mieux dans leur lutte contre cette épidémie se sont appuyés d'abord et surtout sur cette vieille mesure de prévention de dépistage/isolement/traitement (parfois traçage). Le confinement total national est donc loin d'être la panacée, le dépistage/isolement/traitement est la mesure la plus importante et la plus déterminante contre cette épidémie, surtout quand elle est associée à d'autres mesures complémentaires adéquates. Qu'en est-il en Algérie ? Avant d'aborder la stratégie adoptée en Algérie, nous ne pouvons passer sur le contexte dans lequel elle s'inscrit. Nous sommes, fort heureusement, dans un contexte d'une épidémie relativement faible tant il est vrai qu'aussi bien l'Algérie que le Maghreb et même l'Afrique n'ont été autant envahis, à ce jour, par ce nouveau virus, que dans la majorité des pays d'Asie, d'Europe, de certains pays d'Amérique du Sud et des Etats-Unis d'Amérique. Il n'y a pas eu, du moins à ce jour, cette hécatombe prédite par l'expertise scientifique dominante qui semble avoir failli. Et ce constat ne peut, à l'évidence, s'expliquer uniquement par les mesures de lutte mises en œuvre contre l'épidémie par ces pays en développement. Beaucoup de pays, fortement touchés, ont développé des réponses de loin beaucoup plus importantes que celles de l'Algérie, du Maghreb ou de l'Afrique, parfois d'une façon très précoce, sans avoir pu contenir l'épidémie à des niveaux épidémiques africains. D'autres déterminants que ceux liés aux mesures de lutte mises en œuvre dans ces pays sont donc à incriminer et à identifier pour expliquer cette faible intensité de l'épidémie dans notre continent. Ces déterminants sont soit des caractéristiques intrinsèques du virus lui-même (affaiblissement de sa virulence, type de virus circulant, mutations comme pour le coronavirus 1 du Sras, génie épidémique inconnu ou autres), soit des facteurs extrinsèques au virus (facteurs géographiques, climatologiques, saisonniers, sociaux, humains...). L'Algérie a déclaré le premier cas le 25 février 2020 et a pris les premières mesures de lutte le 10 mars 2020. Durant les 25 jours qui suivirent, elle décida, graduellement, d'un ensemble d'autres mesures dont celle du 4 avril instaurant un confinement total de la wilaya de Blida, un confinement partiel de neuf autres wilayas, dont Alger, et un confinement partiel encore plus allégé pour les autres wilayas du pays. Parmi les très nombreuses autres mesures prises, celles qui portent sur la limitation de la transmission en milieu confiné sont, selon nous, les plus importantes et les plus déterminantes (le 10 mars interdiction des rassemblements de tous genres, le 12 mars fermeture des établissements de formation et d'enseignement, le 17 mars fermeture des lieux de culte, le 19 mars suspension de tous les transports en commun et fermeture des cafés et restaurants). L'Algérie a donc choisi une stratégie hybride de confinement total d'une wilaya et de confinement partiel plus ou moins important pour les autres wilayas associées aux mesures sus-citées. Malgré les recommandations de scientifiques, y compris de membres du Comité de suivi, il n'y a pas eu de confinement total national comme il a été décidé rapidement chez nos voisins immédiats du Maghreb. Ce choix de l'Algérie, au vu de l'expérience internationale sus-citée, nous semble plus pertinent. Finalement, beaucoup de mesures ont été prises dans le cadre de la lutte contre ce Covid-19 dans notre pays, et malgré la difficulté de comprendre la cohérence globale et les objectifs, c'est appréciable. Cependant, un certain nombre d'insuffisances importantes dans le cadre de cette lutte, qui expliquent en grande partie la forte létalité et l'absence d'atteinte du pic épidémique, méritent une meilleure et grande attention. Parmi elles, le peu, voire l'inexistence, du dépistage/isolement/traitement et l'absence de politique de protection des personnes à risque sont les plus importants. Malgré, d'une part, un système de santé qui n'était pas prêt à faire face le plus efficacement possible à l'épidémie, à travers un secteur public confronté seul au fléau, laminé depuis au moins trois décennies et, d'autre part, une préparation insuffisante à cette épidémie, il est encore possible de remédier à ces manques. Cela nécessite que l'on s'écarte un peu de l'idéologie hospitalo-centriste dominante et de la surmédicalisation. La mesure de dépistage/isolement/traitement est la plus importante et la plus déterminante sur l'évolution de l'épidémie. Malheureusement, cette mesure n'a pas été suffisamment mise en œuvre en Algérie, apparemment par manque de tests PCR. Comme cela a été fait dans d'autres pays, cette activité ne devrait pas être conditionnée par la disponibilité des tests PCR. Au cours de toutes les urgences épidémiques vécues en Algérie, des protocoles cliniques et épidémiologiques adaptés aux caractéristiques de la maladie ont remplacé avec succès les preuves microbiologiques ou virologiques. Ces protocoles ont l'inconvénient de traiter plus de cas, mais ont l'énorme avantage de laisser s'échapper moins de malades, et donc de contribuer encore plus à limiter la transmission. Nous venons d'apprendre que l'OMS conseille, bien tardivement, de reconnaître comme cas confirmés de Covid-19 des cas diagnostiqués cliniquement. Le Viêtnam, pays asiatique de 100 millions d'habitants situé dans la région berceau de l'épidémie, l'a adopté depuis le début avec un énorme succès sans presque utiliser de tests, donc en "low cost". Une telle stratégie qui va identifier plus de malades nécessiterait sûrement une autre organisation de la prise en charge des cas. S'appuyer sur le seul hôpital ne serait pas suffisant ni pertinent. Certaines unités de soins de base pourraient être aménagées pour la prise en charge des cas bénins. Cela aurait au moins deux avantages. Le premier est le désengorgement de l'hôpital. Ce qui lui aurait permis de remplir toutes ces missions, de se consacrer aux cas graves et à éviter en même temps le calvaire vécu par certains malades atteints du Covid-19 qui se sont présentés à plusieurs CHU d'Alger, au moment où une saturation des services est survenue, pour être pris en charge, comme l'a rapporté la presse nationale. Deuxièmement, de donner des soins de proximité avec toutes ses retombées positives et de valoriser le médecin généraliste. Une liaison efficace avec l'hôpital associée à une supervision adéquate permettrait une prise en charge cohérente et efficace des cas. Dans certains pays, les malades bénins, de loin les plus nombreux au cours de cette épidémie (80% des cas), ont été soignés soit chez eux, soit dans d'autres structures comme des hôtels. Quant à la protection, cet autre axe fondamental de la lutte contre le Covid-19 mérite également une meilleure attention. C'est une mesure qui s'adresse surtout aux personnes à risque (personnes âgées, malades chroniques et catégories sociales les plus pauvres et les plus démunies). Malgré son importance, la notion de personnes à risque n'apparaît pas d'une façon singulière dans les mesures de lutte mises en œuvre en Algérie. Pourtant, c'est de la catégorie la plus exposée à la maladie grave et la plus pourvoyeuse de décès dont il s'agit. Bien au contraire, cette catégorie semble être plus délaissée qu'auparavant. Les catégories qui ne peuvent survivre que par un travail quotidien souffrent le plus du confinement, tandis que les personnes âgées et surtout les malades chroniques sont de plus en plus désemparées, notamment dans les wilayas les plus touchées, face à une réduction relativement importante de l'accessibilité aux soins du secteur public et plus du secteur privé. La mobilisation importante des hôpitaux de ces wilayas pour le Covid-19 a découragé de nombreux malades chroniques (diabète, cancer, hypertension, maladies respiratoires chroniques...) de se présenter pour leur suivi assuré dans ces établissements. Certaines consultations dédiées à ces malades, quand elles ne sont pas fermées, ne font que renouveler les ordonnances et certains malades eux-mêmes refusent de se présenter aux consultations de suivi par crainte d'être contaminés par le virus. Tout cela plaide encore plus en faveur d'une réorganisation de la prise en charge des cas de Covid-19 qui doit accorder une place prioritaire aux mesures de protection de cette catégorie de personnes. À ce propos, et à titre d'exemple, la décision du 19 mars aurait été plus efficace si elle avait libéré en priorité cette catégorie de personnes au lieu d'avoir libéré d'une façon indiscriminée 50% des employés. Il serait également utile d'évaluer, d'ores et déjà, les conséquences de cette période difficile sur la santé de ces personnes à risque.