DECLASSEE socialement et mal classée sur l'échiquier international, l'Université algérienne est plongée dans un profond malaise jusqu'à perdre sa vocation. Des universitaires, chacun dans sa discipline, décryptent l'état des lieux et ouvrent des pistes pouvant lui redonner sa place de choix. De toute évidence, les avis sont partagés sur la question du "télé-enseignement" à l'Université, que ce soit en Algérie ou dans le monde entier, même en ces temps de pandémie, puisque les plateformes électroniques dédiées à ce projet, aux retombées non moins lucratives, étaient proposées bien avant celle-ci. Les divergences ne se limitent pas seulement à l'approche des uns et des autres des aspects liés à l'éthique et à la déontologie du métier de l'enseignant, voire à la conception de l'acte même d'enseigner ou de celui d'évaluer. En effet, là où certains ne voient pas d'enjeux d'avenir, les autres voient que leur métier, qu'ils considèrent comme un legs et un patrimoine dont la transmission de génération en génération ne doit jamais s'interrompre et sous aucun motif, est mis sur la voie de la disparition, leurs acquis sociaux de haute lutte compromis, le contrat, la relation et les conditions de travail réglementaires fondés sur le respect de la dignité humaine, la santé et la vie privée de l'enseignant d'emblée bafouées, qui annoncent déjà clairement la couleur, les modalités suivies pour la mise en œuvre de ce système à l'occasion de la pandémie de Covid-19 et qui se résument dans le mot "forcing" (l'enseignant et même l'étudiant ont été boudés et n'ont été consultés, à aucun moment, ni d'aucune manière, harcèlements et menaces ouvertes ou subliminales et modification unilatérale des termes des contrats liant les uns et les autres à l'université). Bien plus, là où certains voient se miroiter un avenir reluisant pour l'humanité dans son ensemble, les autres voient, au contraire, un avenir déshumanisé et un retour vers l'exploitation tous azimuts de l'homme par l'homme, pire, un avenir où les gens seront cloîtrés chez eux, et malgré eux, à l'image des prisonniers dans leur cellule qui ne peuvent communiquer qu'à distance et médiocrement. Un monde où tous les gens seraient isolés et réduits à une main-d'œuvre facile à surexploiter (exactement comme les poules pondeuses) au détriment de leur santé physique et morale et de leurs familles, et sans avoir aucune possibilité de se défendre ni de s'en libérer. Si l'euphorie des uns trouve assise dans le confort de la sédentarisation que l'internet et les nouvelles TIC renforcent et accentuent par leur pouvoir d'addiction, l'appréhension des autres trouve sa justification dans les lapsus révélateurs et la coïncidence troublante d'un certain nombre de faits dont la mise en place et la promotion mercantiliste de la 5G. Sur le plan sémantique, comme le suggèrent clairement la terminologie et la nomenclature consacrées par les initiateurs et concepteurs de ce projet (e-learning), comme dans les autres domaines d'ailleurs (e-mail pour le courrier, e-commerce pour le commerce, e-bank pour les banques…), il s'agit d'une transposition, d'un déplacement et d'un glissement d'un enseignement qui a lieu sur un espace public physique vers un espace électronique et virtuel (appelé Toile), sans contact humain direct entre enseignant et enseigné et où l'accès est forcément non gratuit et implique une remise en cause du principe d'égalité des chances accordée (l'espace de trois quarts de siècle seulement, hélas !) sans aucune discrimination à tous les enfants dans tous les pays du monde. Le mot "télé-enseignement" ou sa traduction en arabe, utilisés dans les mondes francophone et arabophone respectivement, renvoyant à un autre concept complètement différent, puisque celui-ci suggère que l'enseignement se fait en présentiel mais qu'il peut être suivi en temps réel à distance grâce aux nouvelles TIC, renforce plus l'idée et l'image que véhicule le mot "e-learning" qu'il ne la travestit et aiguise par là davantage les soupçons et fait penser à un effort hypocrite et sournois visant à faire avaler une couleuvre. Concernant le "e-learning", c'est clair comme l'eau de roche qu'il s'agit d'un choix à faire qui engagerait l'avenir, les droits et les libertés, voire la santé des générations futures. Nul n'a le droit de se prononcer à leur place. Même pas les élus politiques qui ne sont pas, au jour d'aujourd'hui et dans les quatre coins du monde, élus pour les compromettre mais bien au contraire pour les sauvegarder et préserver comme cela lui est demandé aujourd'hui pour les ressources naturelles et l'environnement. Quant au "télé-enseignement", il n'a de sens que comme appoint à l'enseignement présentiel au profit, par exemple, notamment de ceux et celles qui, pour une raison ou une autre, ne peuvent se permettre de se déplacer jusqu'au lieu de déroulement des enseignements pour les suivre. Ce ne serait même que justice sociale rendue, surtout lorsqu'il n'est pas dispensé au détriment des intérêts moraux et matériels des enseignants ou en totale remise en cause de leurs acquis sociaux de haute lutte, du contrat et de la relation de travail réglementaires qui les lient à leur employeur, ou en totale justification d'une quelconque atteinte à leur dignité, leur liberté, leur vie privée et autre. Dans le cas de l'Algérie, si le choix qui était fait est de renforcer l'enseignement présentiel par un télé-enseignement, de vraies plateformes auraient dû être installées dans toutes les facultés, voire dans tous les départements, et des concertations entre les employés que sont les enseignants et les représentants des employeurs auraient dû être conduites pour en fixer les objectifs, les modalités et les balises nécessaires à leur utilisation. Si rien de tout cela n'a été fait, c'est parce que les vingt années de règne mafieux a livré l'université aux marchés financiers. La preuve s'est révélée avec l'arrivée de la pandémie qui a dévoilé, à qui veut le voir, que la logistique nécessaire au remplacement à terme de l'enseignement présentiel par un enseignement sur la Toile en virtuel (le "e-learning") est déjà là et a été mise en place, sciemment et sournoisement, à cette seule fin. Ce n'est pas un pur hasard ou une coïncidence. Même l'icône dénommée "e-learning", choisie pour le lien sur tous les sites des universités, en dit suffisamment. Le pathétisme de la pandémie a, bien évidemment, poussé beaucoup d'enseignants, responsables et autres à se jeter, la tête la première, dans l'inconnu, croyant bien faire, en s'appropriant ses plateformes, voire en leur faisant la promotion sans se soucier ni évaluer, dans la plupart des cas, les retombées négatives et compromettantes, immédiates, à court, moyen et long termes, sur l'Université algérienne, les intérêts des étudiants et de tous leurs concitoyens, leurs propres intérêts moraux et matériels et leur position et prérogatives d'enseignants. Alors que, bien pire, la compromission va au-delà et touche l'avenir et les droits et compromet les libertés et la santé des générations futures. Mais un vrai télé-enseignement aurait pu être organisé en pleine pandémie depuis l'université dont l'accès serait interdit aux étudiants pour des raisons sanitaires liées aux grands effectifs qu'ils représentent, mais pas aux enseignants qui seraient, au contraire, rappelés, au même titre que tous les autres fonctionnaires du secteur et d'autres, pour reprendre du service dans le respect des mesures barrières et sanitaires édictées. Des enseignements auraient pu être organisés dans les facultés et suivis par les étudiants de chez eux. On aurait ainsi rattrapé, un tant soit peu, le retard accumulé sans trop compromettre la qualité de l'enseignement, ni la déontologie. Cela aurait été judicieux, si on avait choisi la voie de la concertation entre enseignants et administration, de mettre en place de vraies plateformes de télé-enseignement (des salles studios reliées au réseau internet) au moins dans chaque faculté, au lieu de se contenter uniquement des seuls sites web et du dépôt de "e-documents". Cela n'aurait pas demandé beaucoup de moyens, des caméras et quelques autres accessoires dont certaines universités disposent déjà. Mais il n'est jamais trop tard pour rectifier. Et d'ici là, il faut espérer qu'à la levée du confinement sanitaire la volonté de ne pas accroître le risque de rater la dernière chance disponible de rattraper concrètement et raisonnablement le retard accusé et de sauver réellement l'année universitaire 2019/2020 sans trop grignoter sur l'année suivante et surtout sans bradage des enseignements soit de mise et qu'on ait omniprésente en tête l'idée : Qu'un retard ne se rattrape pas en compressant le temps pédagogique au-delà de ses limites de compressibilité. Qu'une contrainte administrative, placée comme un couteau sur la gorge, ne peut absolument rien changer à ce fait, surtout lorsqu'elle est taillée à la mesure unique des seuls établissements qui n'ont pas de retard en dehors de celui causé par la pandémie et qui avaient même terminé la moitié du programme du deuxième semestre à la date de début du confinement. Qu'une contrainte administrative ne saurait et ne devrait jamais aller à l'encontre des exigences réglementaires pour la validation des enseignements. Pour rappel, la réglementation prévoit qu'aucun enseignement ne doit être validé par l'administration si un taux d'avancement minimal n'est pas dûment constaté en réunion du comité pédagogique regroupant toute l'équipe de formation et des délégués des étudiants. Ce qui revient à dire que tout échéancier devrait être subordonné à la tenue de ces réunions des comités pédagogiques censés statuer sur les vrais états d'avancement. Qu'il ne faut rien précipiter sous peine de créer des conditions d'aggravation des retards accusés. Justement, les dernières directives de la tutelle, le moins qu'on puisse dire, sont trop précipitées et compliquent davantage la situation qui prévaut dans la plupart des universités en réduisant à l'extrême les marges de manœuvre des responsables locaux. À titre d'exemple, les réunions des comités pédagogiques, qui ne peuvent se tenir qu'à la levée du confinement, ne le peuvent désormais qu'à la date de reprise probable (16 août 2020) fixée par la tutelle, même si le confinement venait à être levé avant. Que toute forme de bradage, de piétinement des prérogatives, des droits et des libertés n'est pas souhaitable et n'est pas la bienvenue après plus d'une année d'un mouvement inédit du peuple algérien caractérisé par un pacifisme désarmant et véhiculant une grande aspiration à la liberté et à la modernité. Pour clore cette réflexion, je rappelle deux citations à méditer. La première d'Albert Einstein, qui nous apprend que "la connaissance s'acquiert par l'expérience, tout le reste n'est que de l'information". La deuxième est de Mohand Ouyahia (Mohia), qui nous dit que "A3kwaz ur immal ara abrid i w-allagh" (le bâton ne montre pas la voie à l'esprit).
Par : FARID AMROUCHE ENSEIGNANT-CHERCHEUR UNIVERSITE MOULOUD-MAMMERI DE TIZI OUZOU LABORATOIRE DE GEODYNAMIQUE DES BASSINS SEDIMENTAIRES ET DES OROGÈNES (LGBSO/USTHB)