Par : NASSIM OULMANE ECONOMISTE-SENIOR À LA COMMISSION ECONOMIQUE DES NATIONS UNIES POUR L'AFRIQUE. Au-delà des conséquences humaines directes et dramatiques, la crise Covid-19 aura également un impact économique négatif fort et à long terme sur l'Afrique, car elle frappera fortement des économies du continent relativement fragiles et aux marges de manœuvres budgétaires restreintes. Les dernières évaluations de la Banque mondiale (juin 2020) estiment une forte contraction du PIB pour les principales économies du continent : Algérie -6.4%,Afrique du Sud -7,1%, Nigeria -3,2%. Les économies plus petites ne sont pas épargnées par la prochaine récession. Les chocs sur les prix des matières premières, la baisse de la productivité du travail et de la productivité totale des facteurs, l'augmentation des coûts du commerce international affecteront particulièrement les pays à faible revenu. Tout particulièrement exposée, l'Afrique subira de plein fouet les conséquences complexes de la pandémie Covid-19, associées à d'autres crises qui lui sont propres (sécurité au Sahel, sécheresse en Afrique australe, invasion de criquets pèlerins en Afrique de l'Est) : le risque d'une spirale de pauvreté massive dans le continent à une échelle que rarement connue dans son histoire récente est très élevé. La Commission économique des Nations unies pour l'Afrique prévoit près de 29 millions de personnes qui sombreront dans l'extrême pauvreté, à moins de 1,90 dollar/jour, à la suite de la pandémie. Le double de cette population est susceptible de voir leurs revenus tomber à moins de 3,80 dollar/jour. Les prévisions de récession mondiale pour 2020 sont de plus en plus pessimistes. Le dernier rapport du FMI sur les perspectives économiques mondiales publié le 8 avril dernier prévoyait un PIB mondial en recul de -3 % en 2020. Les dernières prévisions de la Banque mondiale de juin laissent présager pour 2020 une récession mondiale de l'ordre de -5,2%. Dans une analyse récente menée avec les chercheurs de l'IDEP et de l'Université de Bobo-Dioulasso, nous avons examiné les conséquences pour l'Afrique avec un scénario optimiste retenant une récession mondiale contenue autour de -4%, ainsi qu'un scénario pessimiste prévoyant une contraction de 8% du PIB mondial dans un contexte de persistance de la pandémie et de détérioration de la situation. De par leur taille modeste, leur exposition aux chocs extérieurs et leur marge de manœuvre réduite en matière de politiques budgétaires et monétaires, de nombreuses économies africaines se trouvent particulièrement vulnérables face à une récession mondiale exacerbée. Ces dernières seraient incapables d'absorber le choc de manière linéaire, ce qui se traduirait par une propagation plus sévère de la récession. Dans l'ensemble, nous constatons que dans le cas d'une une récession mondiale de -4%, l'Afrique connaîtrait une baisse de 7,9 points de pourcentage (PP) de son PIB par rapport à la croissance qui était prévue avant la crise. Comme cette dernière devait s'établir autour des 3 à 3,5%, une variation de 7,9 points de pourcentage se traduirait une récession située entre -4,4 et -4,9%. Dans le cas du deuxième scénario (pessimiste), nous estimons cette perte à 12,31 PP. La chute du PIB mondial entraînera mécaniquement une baisse de la demande mondiale et par conséquent une forte baisse de la demande d'exportation des produits africains. Compte tenu des caractéristiques des économies africaines (moins diversifiées), l'impact négatif serait plus que proportionnel. En outre, plus les échanges commerciaux entre l'Afrique et le reste du monde sont importants, plus les impacts seront importants. L'Afrique du Nord perdrait 7,8 PP de PIB dans le cas du premier scenario (optimiste), et 12,3 PP dans le cas d'une récession mondiale de l'ordre de -8%. Concernant l'Algérie, dont les prévisions de PIB étaient estimées par la Banque mondiale à 1,9% pour 2020 avant la crise, cela impliquerait une récession comprise entre -5,9 et -10,4 % selon l'un ou l'autre scenario. L'ampleur des chocs entraînées par la crise Covid-19 et les conséquences en termes de perturbations d'approvisionnements sur les principaux marchés mondiaux, notamment en Europe, ont mis en exergue les risques que comportait le schéma actuel des chaînes de valeurs mondiales (CVM) pour la souveraineté économique de ces pays et pour la diversification des investissements des multinationales (multi-localisation). Même si cette réflexion est antérieure à la pandémie, comme le soulignent les travaux récents du professeur Mouhoud, la crise actuelle devrait entraîner une forte accélération de la réorganisation des CVM, favorisant à la fois, une plus grande proximité, ainsi qu'une diversification des sources d'approvisionnement. Une réorganisation en entreprises "multi-locales" avec des chaînes de valeur dédiées à des marchés géographiques va porter une forte dynamique de diversification des CVM, avec une très forte composante régionale. C'est à la faveur de cette nouvelle dynamique que la Zlecaf a l'opportunité de se révéler être un formidable outil de construction des CVR. Les décideurs politiques ne doivent pas rater l'opportunité offerte par la Zlecaf en pareil contexte. La consolidation de la trajectoire de mise en œuvre de ce nouveau moteur économique au niveau continental doit être une priorité dans l'agenda des institutions et gouvernements africains. Dans le cas d'une mise en œuvre immédiate – donc si 90% des droits de douane intra-africains sont supprimés selon les modalités de l'accord de libre-échange Zlecaf – la baisse du PIB de l'Afrique serait de -5,2 Pp au lieu de -7,9 PP, dans le cas d'une récession de -4 % du PIB mondial (Covid-1 contre Zlecaf dans la figure 2). La baisse de la demande mondiale est alors partiellement compensée par de nouvelles possibilités d'exportation sur le continent pour les économies africaines, grâce à la suppression des droits de douane sur les échanges intra-africains. En termes de priorités immédiates, cette accélération du démantèlement tarifaire pourrait être soutenue par des corridors douaniers, en particulier pour les produits médicaux, pharmaceutiques et alimentaires afin de développer une véritable capacité continentale à répondre aux crises de nature sanitaire ou alimentaire, ce qui renforcerait la souveraineté continentale en la matière. Pour l'Afrique du Nord l'impact négatif de la Covid passerait de -7,8 pp à -4,5 PP, soit un impact négatif qui s'atténuerait de plus de 3% du PIB ! Une réelle opportunité pour diversifier les économies africaines Les conséquences perturbatrices de la Covid-19 sur les chaînes de valeur (en particulier sur les opérations commerciales et la logistique) ainsi que les mesures de restrictions commerciales mises en place par de nombreux pays, ont entraîné une augmentation à court terme des coûts commerciaux. Pour examiner cet impact, nous avons considéré une augmentation de 5% des coûts commerciaux pour tous les pays du monde. Afin de contrecarrer ces surcoûts, et les transformer en une opportunité pour de nouvelles spécialisations, les pays africains pourraient envisager, en complément d'une Zlecaf rapidement opérationnelle, de soutenir des mesures immédiates de facilitation du commerce (FT) – ce que nous appelons des "gains rapides" – telles que la dématérialisation et le système de dédouanement continental, la mise en œuvre rapide de l'accord de facilitation du commerce de l'OMC. Plus fondamentalement, il s'agira de traiter la question de la facilitation sur l'ensemble des corridors à travers le continent, notamment pour accélérer l'intégration productives par les échanges intra-africains de produits intermédiaires. Ces mesures permettraient de contrebalancer l'augmentation des coûts commerciaux avec le reste du monde, d'améliorer la capacité des pays africains à mieux tirer parti de la réorganisation des CVN et de renforcer les CVR. Ces mesures/initiatives atténueront l'impact économique et social de la crise, grâce à de nouvelles opportunités commerciales, mais surtout par une plus grande captation de la valeur et donc plus d'emplois décents et une meilleure imbrication des chaînes de valeurs avec l'économie locale avec un impact certain sur la réduction de l'informalité. Dans notre étude, ce scénario (Zlecaf FC) prévoit une réduction de 10% des coûts commerciaux entre les pays africains, alors que l'augmentation de 5% de ces coûts est toujours considérée présente dans le monde entier. L'impact sur le potentiel d'atténuation de l'Afcfta est significatif, puisque la variation du PIB induite par la Covid-19 est réduite de -7,9 à -4,3 PP. Nos résultats indiquent qu'au niveau sectoriel, les réformes de facilitation du commerce ont un fort impact sur le commerce intra-africain dans les secteurs de l'agriculture, de l'alimentation et des produits chimiques, secteurs liés à l'ambitieuse politique de sécurité alimentaire du continent. Sans la mise en œuvre de telles mesures, la perturbation des chaînes d'approvisionnement – accompagnée de restrictions commerciales déjà observées – pourrait sérieusement affecter la sécurité et la souveraineté alimentaires de l'Afrique, en particulier à une époque où l'Afrique de l'Est est frappée par une invasion de criquets pèlerins et où le sud du continent est en proie à une sécheresse continue depuis trois ans. Une opportunité d'affermir la position de l'Afrique et particulièrement celle de l'Algérie dans les relations économiques En gardant ces impacts potentiels à l'esprit, alors que l'Afrique fait face à la Covid-19, il existe un certain nombre de mesures de politiques économiques à envisager : l'accord de libre-échange africain possède un indéniable un pouvoir d'amortisseur des conséquences économiques liées à la Covid-19. Il convient d'accélérer sa mise en œuvre au lieu de la retarder, avec l'implication de tous les opérateurs économiques dans l'identification des priorités des réformes de facilitation du commerce. Au niveau sectoriel, l'accroissement des échanges commerciaux intra-africains par la création de voies vertes pour l'industrie médicale, pharmaceutique et alimentaire est une priorité, de même que la mise en place d'une meilleure approche de reconstruction en mettant fortement l'accent sur des chaînes de valeurs régionales vertes favorisant la résilience et l'adaptation au changement climatique. Compte tenu de sa position centrale dans l'espace maghrébin, méditerranéen et africano-européen, il est essentiel pour l'Algérie d'accroître l'attractivité de son économie dans le cadre de la profonde réorganisation des CVM. Il s'agit de faire un choc de simplification pour que l'environnement des affaires devienne beaucoup plus favorable à l'investissement et la création d'entreprises, de digitaliser l'administration, de développer des infrastructures de pointes favorisant les nouvelles technologies, le big-data et l'adaptabilité aux nouveaux types d'activités. Dans ce cadre, il est important d'orienter l'appareil industriel vers la production de biens pouvant répondre à terme aux besoins de marchés proches (Afrique, bassin méditerranéen), mais également de faire évoluer les spécialisations économiques de l'Algérie basées sur une énergie fossile subventionnée vers des spécialisations plus vertes dont la compétitivité internationale sera de plus en plus déterminée par son empreinte environnementale.
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