Psychologue clinicien major de santé publique et président du Syndicat national algérien des psychologues, Khaled Keddad relève, dans cet entretien, l'ambivalence dans le discours et l'approche des autorités sanitaires dans la lutte contre la pandémie. Il expliquera également les raisons liées aux débordements de panique et aux réactions dépressives induites par le coronavirus et le confinement. Liberté : La psychologie clinique a-t-elle sa place dans la stratégie de lutte contre le coronavirus menée depuis cinq mois ? Khaled Keddad : Il faut tout d'abord relever que cette crise sanitaire induite par la pandémie de coronavirus nous a mis dans des situations que nous n'avions jamais imaginées auparavant. Les citoyens sont confrontés au quotidien au décès de personnes qu'ils connaissaient ou qu'ils ne connaissaient pas, sans oublier qu'ils sont eux-mêmes menacés de contamination. Cette pathologie invisible menace toutes les catégories de la société, y compris le personnel soignant. Le coronavirus a réussi en fait à bouleverser toutes nos habitudes et à confondre nos traditions. Cette maladie virale émergente a dévoilé aussi nos systèmes sanitaire et socioéconomique. Elle nous a plongés dans l'incertitude, elle nous a mis face à notre propre vulnérabilité et à notre sentiment d'impuissance. Face à de pareilles situations, l'homme se tourne naturellement vers son psychisme. Cette progression de l'épidémie constatée ces dernières semaines aurait induit un débordement de panique. Comment expliquer cette situation ? Par définition, nous avons tous notre propre façon de réagir face à des situations de crise. Certaines personnes se sentent dépassées par les événements, d'autres peuvent éprouver un sentiment de peur et /ou de panique. Ceraines ont des réactions adaptées et d'autres réagissent de manière plus intense, voire inadaptée. Les réactions des uns et des autres varient en fonction de nombreux facteurs. Il faut tenir compte de notre exposition face à l'épidémie, des expériences antérieures d'événements stressants, du soutien de notre entourage, et du profil et des fragilités de tout un chacun. Il y a un débordement de panique lorsque les gens sont devant des situations confuses qui provoquent chez eux des sentiments tolérables et insupportables comme celui de ne pouvoir récupérer la dépouille d'un proche décédé et placé à la morgue parce qu'on attend les résultats de la PCR. Et ce discours qui culpabilise tout le temps le citoyen ? Déjà rien qu'à perdre un proche est une épreuve difficile à supporter, mais le perdre dans ces conditions sanitaires actuelles, cela devient plus pénible encore. Il y a aussi un débordement de panique lorsqu'on déclare à la population que la situation est maîtrisée, mais dans la réalité, les gens sont désarmés et enfoncés dans la désorganisation et dans la psychose. Alors que nous aurions pu facilement éviter ces situations de débordement si nous avions adopté dès le départ un système de communication qui ne culpabilise pas le citoyen, mais qui vise plutôt à gagner sa confiance. Par conséquent, il faut soigner le discours et améliorer la stratégie de communication. L'expertise psychologique reste le grand absent dans les plans de confinement proposés par le Comité scientifique... Nous avons relevé dès le début l'importance de la dimension psychologique dans la prise en charge du citoyen. Nous avons annoncé que ce comité scientifique manquait d'expertise psychologique. Il n'est pas normal que devant une situation de crise sanitaire majeure, l'on continue d'ignorer les solutions relevant d'autres domaines. Des solutions qui peuvent booster les dispositifs de surveillance ou le respect des mesures barrières de prévention et de protection. Je relève au passage une ambivalence dans le discours et l'approche des autorités sanitaires. D'une part, on est en train de dire au citoyen que cette maladie n'a aucun traitement médical, mais en même temps, on insiste sur un comportement sanitaire préventif sans pour autant tenter de comprendre pourquoi le citoyen ne s'y conforme pas. Une sorte de discours ambivalent ? Tout à fait. En psychologie, cela relève de l'ambivalence. Ce comité est composé uniquement de compétences médicales. Mais les membres de ce comité n'ont pas encore réussi à expliquer pourquoi certains citoyens ont le réflexe de se conformer aux consignes et aux gestes barrières, alors que d'autres sont, en revanche, dans le déni total. Ce comité scientifique a besoin d'être renforcé par des experts qui relèvent du domaine de la psychologie clinique et sociale. Lesquels experts pourront les renseigner sur les réactions émotionnelles liées à cette épidémie (peur, anxiété, désarroi) et, du coup, les aider à mieux comprendre certains problèmes comportementaux (non-respect des gestes barrières). Cette expertise psychologique et sociale va contribuer à l'élaboration d'un discours transparent et réel et proche de la réalité de la crise. Il faut, en fait, veiller à éviter les dissonances et les contre-discours qui vont, encore une fois, renforcer des attitudes comportementales encourageant le refus de se conformer aux règles que le comité a édictées. Que pensez-vous du type de confinement adopté et de son encadrement ? Lorsqu'on analyse la situation économique et sociale du pays, l'on comprend bien qu'on ne pourra jamais aller vers un confinement total pour surveiller et contrôler cette pandémie. Cela n'empêche évidemment pas d'adapter des solutions à notre propre contexte économique et social en initiant un dialogue responsable. Je pense également que les solutions apportées ne sont pas le fruit d'une large concertation. Nous relevons des contradictions dans l'application des mesures coercitives annoncées au lendemain du début du confinement. D'une part, on impose une amende de 10 000 DA à tout réfractaire aux règles barrières et, d'autre part, on abroge tacitement cette même mesure. Le même scénario désolant s'est répété dans le port obligatoire et la généralisation de la bavette ou du masque dans des espaces ouverts, alors que dans d'autres régions du monde, la bavette est obligatoire uniquement dans des espaces bien déterminés. C'est dire que le confinement n'est pas une règle universelle adaptée à tous les pays. Avez-vous fait une offre de service au ministère de la Santé ? Au début de cette crise, le ministère de la Santé nous a réunis, c'était le 26 mars 2020, en présence d'autres partenaires sociaux (syndicats), mais depuis, plus rien. Aucune autre réunion jusqu'à ce jour. C'est étonnant de voir que le ministère de tutelle, qui manage cette crise sanitaire majeure, ne daigne pas concerter ses partenaires. Nous avons, en revanche, adressé des demandes d'audience au ministre de la Santé pour nous recevoir, et ce, afin d'aborder avec lui plusieurs dossiers, notamment celui lié au dispositif d'accompagnement psychologique des patients touchés par la Covid-19. Nos sollicitations sont restées lettre morte. Et la tutelle ne trouve pas anormal d'ignorer les courriers de ses partenaires. Que deviennent aujourd'hui ces psychologues cliniciens dans les hôpitaux ? Au début de cette crise sanitaire, nous avons essayé de donner notre point de vue sur la situation et de proposer quelques démarches qui relèvent de notre compétence dans le domaine de la psychologie et en tant que partenaire du ministère de la Santé. Cependant, nous avons constaté, comme d'habitude, que nos réflexions et nos propositions ne constituaient pas une priorité pour le ministère de la Santé qui est débordé et n'écoute pas ses partenaires qui sont sur le terrain. Nous avons été surpris, voire intrigués, de voir que le plan de préparation et de riposte à la menace de la Covid-19, publié sur le site officiel du ministère de la Santé, ne fait aucune allusion à l'aspect psychologique et à l'apport des psychologues dans cette bataille. Il ne faut pas aussi perdre de vue que les autorités sanitaires ont promulgué, depuis le début de la crise, plus de 40 instructions et notes inhérentes à la prise en charge médicale de cette pandémie, alors que pour l'accompagnement psychologique, il y a juste eu un petit envoi qui ne dit presque rien. Et ces cellules d'écoute psychologiques ont-elles une existence juridique et hospitalière ? Il faut commencer par le commencement. À savoir procéder d'abord à l'installation en bonne et due forme de ces cellules d'écoute. Ensuite, il faudra penser à les équiper et les doter de moyens nécessaires et de les intégrer dans le dispositif des soins mis en place destinés à la Covid-19. En réalité, la plupart des psychologues travaillent avec leurs propres moyens (portable et internet personnels). S'agissant de la sollicitation de ces cellules, il faut dire que généralement, le personnel soignant ne sollicite pas le soutien psychologique. Ce constat n'est pas spécifique à notre pays. Beaucoup d'études et d'enquêtes ont relevé cette lacune, voire l'absence de sollicitation des cellules d'écoute en cette grave période de crise sanitaire, et cela explique, selon toute vraisemblance, la peur de la stigmatisation et la non-reconnaissance des difficultés psychiques. Nous avons constaté aussi que le personnel médical et paramédical ne cherche pas et ne demande pas le soutien psychologique. Il préfère continuer à travailler, à supporter toute la charge de travail, et ce, malgré le stress que cela engendre. Les pressions familiales, sociales et sanitaires qui ont pesé sur les confinés ont-elles induit des réactions dépressives ? Par rapport à la réaction de la population, il faut dire que le confinement, qui n'est pas une période anodine, a installé un climat de tension sévère et a généré une forte charge émotionnelle difficile à contrôler. Chez certaines personnes, le confinement a été vécu comme une expérience potentiellement traumatisante, marquée par des symptômes comme les troubles du sommeil, les troubles de l'humeur, l'anxiété généralisée, allant jusqu'à la dépression. Mais jusqu'à maintenant, et depuis le début de cette crise sanitaire, aucune étude ou enquête sérieuse n'a été faite pour connaître l'impact de ce confinement sur la santé mentale des Algériens.
Combien de psychologues ont été touchés par l'épidémie ? Jusqu'à maintenant, nous avons recensé 61 cas parmi le corps des psychologues. La liste n'est pas exhaustive, car elle risque de s'allonger chaque jour puisque beaucoup de psychologues attendent encore le résultat des tests. Entretien réalisé par : Hanafi H.