L'autonomie et la stabilité de la Banque centrale devraient être au cœur de la nécessaire séparation des pouvoirs et de l'indispensable changement de gouvernance institutionnelle et économique. La Banque d'Algérie, Banque centrale, mère des banques, garante de la monnaie nationale et de la stabilité des prix, a-t-elle définitivement perdu sa sacro-sainte autonomie et son indispensable souveraineté ? L'autorité bancaire et monétaire du pays a-t-elle fini par être totalement mise sous tutelle de l'Exécutif et de son département ministériel en charge des Finances ? La problématique mérite plus que jamais débat et réflexion, car invoquant à elle seule toute la question, politiquement et institutionnellement fondamentale, de la séparation des pouvoirs. Bien que censée être consacrée dans le nouveau projet constitutionnel de l'Exécutif, cette nécessaire délimitation des pouvoirs ne demeure pas moins complexe à rendre concrète et autrement moins évidente à entrevoir sur le terrain de la réalité. Pour nombre d'experts, d'anciens et actuels acteurs de la sphère bancaire nationale que nous avons pu interroger, la question de l'autonomie de la Banque d'Algérie rend compte, à elle seule, de tout l'enjeu des réformes politiques qui restent à opérer pour de nécessaires clarifications et la séparation des rôles et des attributions au sein de l'ensemble des institutions de l'Etat. En ce sens, nous dit Abderrahmane Hadj-Nacer, économiste et ancien gouverneur de la Banque centrale : "En Algérie, on ne veut pas d'équilibre des pouvoirs, ni de travail normatif, car on veut surtout éviter d'avoir à rendre des comptes..." À la tête de la Banque d'Algérie entre 1989 et 1992 — une période charnière où cette institution était réputée pleinement autonome et agissante —, Abderrahmane Hadj-Nacer nous rappelle que dès le début de la décennie écoulée, "le mandat du gouverneur est rendu ouvert...", ce qui fait perdre, dès lors, à la Banque centrale son indépendance au profit du pouvoir exécutif. Selon notre interlocuteur, l'existence d'un mandat bien défini dans le temps pour le gouverneur de la Banque centrale découle du principe essentiel qu'en face, "le chef de l'Etat est soumis à des pressions politiques et dépend donc d'une légitimité remise en cause presque quotidiennement". Pour encadrer l'action et les décisions du président de la République par rapport à ces pressions politiques, il est nécessaire, tranche en définitive Abderrahmane Hadj-Nacer, "que le gouverneur de la Banque d'Algérie puisse jouir d'une parfaite autonomie pour travailler sur le moyen et le long termes ; qu'il s'agisse de la gestion de la monnaie, des crédits à l'économie ou des autres missions et attributions propres à la fonction de gouverneur". Sans cap, ni gouverneur... Le déficit cruel d'autonomie qui plombe la Banque d'Algérie depuis plusieurs années a pris encore plus d'ampleur et de gravité durant ces quelques derniers mois. Restée pendant plusieurs mois sans gouverneur confirmé avant la nomination, en novembre 2019, d'Aymane Benabderrahmane à sa tête, la Banque centrale se retrouve de nouveau sans gouverneur, depuis la permutation de ce dernier au poste de ministre des Finances vers la fin du mois de juin écoulé. Depuis, l'institution monétaire est toujours sans gouverneur officiel, tandis que la tutelle des finances et même la Direction générale du Trésor n'ont cessé d'évoquer des pistes de financements, de rachat de dettes, de centaines de milliards de dinars à injecter "immédiatement" dans l'économie pour pallier les déficits de l'Etat, sans que la Banque d'Algérie exprime elle-même une quelconque nouvelle orientation de politique monétaire à mettre en œuvre à cet effet. Sans gouverneur confirmé à son poste, la Banque centrale, nous disent des banquiers de la place locale, ne peut gérer que les affaires courantes et techniques, et n'est plus en mesure de prendre de décisions monétaires et bancaires majeures, alors que la conjoncture financière délicate que connaît le pays, aggravée par la crise sanitaire en cours, nécessite une implication totale et souveraine de la Banque centrale en tant qu'autorité monétaire et bancaire. Il en est ainsi, selon nos interlocuteurs, de besoins urgents à prévoir dans l'immédiat et auxquels la Banque d'Algérie ne pourra répondre en l'absence d'un gouverneur, comme, par exemple, la poursuite de la réduction du taux directeur et du niveau de réserves obligatoires des banques pour faire face à l'asséchement des liquidités et aux besoins de l'économie en financements bancaires. Le hic est que, tout en restant sans gouverneur, la Banque centrale ne peut légalement être dirigée par un intérimaire, la sacro-sainte loi sur la monnaie et le crédit (LMC) ne prévoyant ni explicitement ni tacitement ce cas de figure. Première expérience murie de régulation économique en Algérie — véritable "bréviaire" de normalisation bancaire et monétaire —, la LMC, dans sa version originale de 1990 du moins, clarifiait expressément les rôles névralgiques de la Banque centrale, consacrait clairement son autonomie vis-à-vis du pouvoir politique et barricadait toute procédure de financements en faveur du Trésor. "D'un simple démembrement de l'Etat devant exécuter les décisions prises au niveau politique, le système bancaire connaîtra, avec la promulgation de la loi sur la monnaie et le crédit (LMC), de profonds changements, notamment en ce qui concerne les relations entre l'autorité politique et l'autorité monétaire", note, en ce sens, le docteur Samir Bellal de l'Université de Guelma dans un travail de recherche consacré à la régulation monétaire en Algérie. Le même auteur ajoute : "Dans ses dispositions, la nouvelle loi consacre l'indépendance de la Banque centrale, annule les lois antérieures qui subordonnaient le pouvoir monétaire au pouvoir politique, la Banque centrale ne relevant plus ainsi de la tutelle de l'administration centrale et le Trésor n'étant plus autorisé à s'endetter sans limites auprès d'elle." Un édifice heureux, mais qui s'est vite fissuré après l'arrivée de Bouteflika au pouvoir, avec un premier tripatouillage politique de la LMC en 2003, remettant notamment en cause l'autonomie de la Banque centrale, puis un second amendement en 2017 introduisant le fameux article "45 bis" pour ouvrir grande la voie à "la planche à billets...". Depuis, ce dispositif de financement monétaire "à l'œil" a été suspendu vers la mi-2019, tandis que l'indépendance de la Banque d'Algérie devient, elle, de plus en plus aléatoire. La notion d'autonomie de la Banque centrale, nous précisent en définitive des banquiers algériens, prend tout son sens, et depuis l'origine, de la nécessité de concevoir des garde-fous pour éviter que le gouvernement use et abuse de financements monétaires parfois pour des visées strictement politiques, voire populistes. Or, jugent nos interlocuteurs, "la nature même des missions d'une Banque centrale impose son indépendance et celle-ci ne peut être tangible que si l'Exécutif ne peut se permettre de décider par lui-même d'un quelconque recours forcé aux financements monétaires des déficits publics...". Le risque en ce sens est assurément grand en la conjoncture actuelle, a fortiori lorsque l'on sait que la Banque d'Algérie reste encore sans gouverneur et que la santé financière du pays devient, elle, de plus en plus fragile. Akli Rezouali