La décision de confier l'ANPP au ministère de l'Industrie pharmaceutique a suscité une levée de boucliers dans le monde médical. La valeur du marché national des médicaments avoisine les 4 milliards de dollars, dont 50% des besoins proviennent de l'importation. Depuis son inauguration en grande pompe, il y a un peu plus d'un mois, l'Agence nationale des produits pharmaceutiques (ANPP) est au centre d'une vive polémique médicale. Par déclarations interposées, les acteurs de la santé se livrent une bataille ouverte sur le contrôle de cette Agence. Sous quelle tutelle doit-elle être mise ? Restera-t-elle sous la coupe du ministère de la Santé ou passera-t-elle sous le contrôle du département de l'Industrie pharmaceutique ? La controverse a, en fait, éclaté au lendemain de l'"annonce" de la préparation de textes réglementaires devant assurer le passage de l'ANPP sous la coupe du ministère de l'Industrie pharmaceutique, département à part créé à la faveur du dernier remaniement ministériel. Les arbitrages au niveau du gouvernement avancent laborieusement. Pas plus tard que jeudi dernier, une nouvelle réunion d'"arbitrage", la deuxième du genre, s'est tenue, selon des indiscrétions, au secrétariat général du gouvernement dans l'espoir de "peaufiner et de corriger" les textes devant "légaliser" le rattachement de l'Agence au département de Lotfi Benbahmed. Une première rencontre avait eu lieu au milieu de la semaine passée, sous les auspices du comité d'arbitrage, en présence des cadres en charge du dossier au niveau des deux départements ministériels. Selon les mêmes indiscrétions, ce comité devra se réunir à nouveau pour étudier les voies juridiques et les moyens techniques devant permettre le changement de "casquette" ministériel à l'ANPP. Alors que la loi sanitaire de 2018, les articles 223, 224 et 225 notamment, prévoit expressément le rattachement direct et exclusif de l'ANPP au ministère de la Santé. "L'Agence est un établissement public à gestion spécifique doté de la personnalité morale et de l'autonomie financière, placé sous la tutelle du ministère chargé de la Santé. L'agence assure, notamment, une mission de service public en matière d'enregistrement, d'homologation et de contrôle des produits pharmaceutiques et des dispositifs médicaux à l'usage de la médecine humaine." Les professionnels de la santé, par la voix de leurs syndicats, s'interrogent sur les raisons "inavouées" de cette course contre la "montre" pour confier dans l'urgence une agence du médicament aussi sensible que l'ANPP à vocation sanitaire à un autre secteur relevant de l'Industrie. Les représentants des organisations professionnelles de la santé qu'on a pu joindre se sont montrés "étonnés", voire "abasourdis" par la célérité avec laquelle est traité ce dossier "d'adaptation juridique des textes réglementaires" devant permettre le passage de l'ANPP sous l'autorité du ministère de l'Industrie. Nos interlocuteurs souhaitent, pour la circonstance, que "si le texte en question venait à être adopté en Conseil des ministres, il soit transmis au Parlement pour ouvrir un large débat au lieu de le promulguer par ordonnance présidentielle". Les syndicalistes ne manquent pas de s'interroger : "Cette bataille juridique cache-t-elle une autre bataille du médicament qui ne dit pas son nom ?" Les positions "indéniables" exprimées par les uns et les autres révèlent au grand jour leur opposition à toute tentative de "bouleverser gravement le système de santé en Algérie", à travers le changement de vocation de cette Agence. Les syndicats SNPSP, SNPSSP et Snapo estiment que l'Algérie ne va pas jusqu'à faire l'exception en matière de protection de la santé du citoyen, puisque de telles agences aussi sensibles que spécifiques, créées de par le monde, sont toutes placées sous l'autorité du ministère en charge de la Santé publique, et ce, pour les mettre à l'abri des interférences des lobbys du médicament et des conflits d'intérêts. Les agences du médicament, telles que l'ANSM de France, la FDA des USA et l'AFMPS de Belgique sont toutes placées sous l'autorité du ministère de la Santé "pour éviter les situations de conflits d'intérêts et protéger la gouvernance de l'Agence de toute interférence politique ou pression de lobbys industriels". "Menace sur le système de santé publique" Le Dr Lyès Merabet, secrétaire général du Syndicat national des praticiens de santé publique, n'y est pas allé de main morte pour opposer de nouveau son veto à toute tentative d'"immixtion" des lobbys du médicament dans la gestion de la sécurité sanitaire du citoyen. "La position de notre syndicat est intransigeante là-dessus. L'ANPP doit être impérativement indépendante. Elle doit être rattachée au ministère de la Santé comme le stipule la loi sanitaire de 2018", alertera, sans détour, le représentant du SNPSP. "Le premier décret portant la création de l'Agence des médicaments remonte à 2008, mais les pressions des lobbys ont retardé de 12 ans la création de cette instance", dénoncera encore le Dr Merabet, qui lâchera : "Si l'ANPP venait à être placée sous la tutelle du ministre de l'Industrie pharmaceutique, elle deviendrait une simple agence commerciale au service des lobbys de médicaments." L'appel de M. Merabet, tel un SOS, est largement partagé par le Syndicat national des praticiens spécialistes de la santé publique. Le secrétaire général du SNPSSP, le Dr Mohamed Yousfi, a réitéré son opposition à l'idée de placer l'Agence sous les attributions du ministère de l'Industrie. "Le Syndicat des praticiens spécialistes de la santé publique se dit étonné de cette polémique née aujourd'hui autour de la tutelle de l'ANPP, alors que la loi sanitaire votée en 2018 a tranché la question. La loi de 2018 a bien précisé l'importance de son autonomie et son rattachement au ministère de la Santé", expliquera encore l'infectiologue de l'EPH de Boufarik. Pour notre interlocuteur, le Syndicat défend "le principe de la santé publique et les droits des malades". Sur sa lancée, le Dr Yousfi ne manquera pas d'adresser un appel aux hautes autorités, afin de voir ce qui se fait ailleurs en matière de fonctionnement des agences du médicament : "Toutes les instances de même vocation sont placées sous l'autorité du ministère en charge de la Santé, puisqu'elle a aussi une mission de santé publique." Pour le SNPSSP, le principe d'impartialité exige que le ministère de l'Industrie ne doit pas être juge et partie : "L'Agence en question est également appelée à s'acquitter, outre de l'enregistrement des thérapies, de la mission du contrôle des médicaments importés et des autres produits localement. En plus de tout cela, elle doit aussi remplir la tâche de la police sanitaire. Par conséquent, la tutelle la plus indiquée pour de telles missions sanitaires est incontestablement le ministère de la Santé." Ayant déjà alerté les hautes autorités du pays sur les graves "bouleversements du système de santé" au cas où l'ANPP viendrait à changer de tutelle, le Syndicat national algérien des pharmaciens d'officine estime que "le placement de l'Agence sous l'emprise du ministère de l'Industrie est une tentative de passage en force dangereuse qui suscite de nombreuses interrogations sur les véritables enjeux et motivations de cette manœuvre. On assiste à une manœuvre extrêmement dangereuse", peut-on lire dans la déclaration publique du Snapo. L'organisation, que préside Messaoud Belambri, rappelle que l'Agence doit disposer de toute sa souveraineté et doit rester sous l'autorité du secteur de la santé. "L'ANPP doit marquer son indépendance par rapport au secteur industriel et aux firmes pharmaceutiques. Si elle est placée sous la tutelle de l'industrie, elle sera directement ou indirectement en situation de dépendance vis-à-vis des firmes pharmaceutiques, et ce, avec induction systémique de conflits d'intérêts inévitables qui vont miner et corrompre notre système de santé", avertira encore le Syndicat des pharmaciens. Signalons enfin que la valeur du marché national des médicaments avoisine les 4 milliards de dollars, dont 50% des besoins proviennent de l'importation.