Le temps où Constantine était une grande école de formation en orthopédie ne se conjugue, semble-t-il, qu'au passé. Le week-end dernier, notre journaliste a suivi l'itinéraire d'un patient dans les urgences du CHU Ibn-Badis. Jeudi. Il est 16h30 quand nous nous présentons au service des urgences orthopédiques du CHU Ibn-Badis de Constantine. Généralement, à en croire des agents d'entretien, les week-ends, l'affluence est moindre. Dans le couloir, une dizaine de patients, la majorité accompagnée de leurs proches, attendent leur tour. Parmi ces derniers, deux enfants. Amina, 11 ans, a des douleurs au poignet après avoir glissé. Lyes, la veille de ses 6 ans, n'arrive pas à bouger son avant-bras droit suite à une chute dans le quartier où il réside. Une aubaine pour nous pour suivre de visu la prise en charge des malades dans ce service. Un quart d'heure d'attente dans la douleur Après un quart d'heure d'attente, Lyes entre dans la salle des consultations. Deux jeunes internes auscultent la main droite de l'enfant après l'avoir interrogé sur les circonstances de la chute. Lyes, devant le climat détendu, est confiant. Il fait savoir aux deux étudiants en médecine qu'il va franchir, samedi prochain, pour la première fois le portail de l'école. Un des médecins, taquina Lyes en plaisant : “Alors, tu nous a fait ce coup pour retarder ta rentrée en classes ?” Le chérubin part dans un petit rire que stoppa net une sensation de douleur. Un des médecins prescrit un cliché du bras et du poignet. L'accompagnateur de Lyes se dirigea vers la caisse pour payer la prestation radio. Contre deux quittances de 120 DA, il remis à l'agent un billet de 200 DA. La monnaie, il l'a récupérera plus tard. Après 10 minutes d'attente, l'accompagnateur de Lyes sort avec son cliché à la main. Retour chez les deux internes. Le diagnostic clinique de fracture est confirmé et l'enfant est orienté vers les urgences orthopédiques proprement dites ou chez les résidents, comme le précise un agent paramédical, pour le plâtre. En ce moment, un enfant est admis dans un état comateux après avoir reçu accidentellement une balle de l'arme de son père. Il est placé sous surveillance pour ne pas dire en attente de son sort. L'enfant venait juste d'être circoncis. Il est 18h quand Lyes et son accompagnateur se présentent chez les résidents. Ici, l'ambiance est différente. Au calme du poste avancé, se substitue un vacarme digne des cafés maures. Le bureau des résidents est pris d'assaut par les parents et leurs proches. Ces derniers sont admis aux consultations, ou plutôt à la lecture de leurs clichés, à deux et même à trois. Une demi-heure après, la radio de Lyes est relue par un résident qui établit une ordonnance pour plâtre. La salle des soins en milieu stérilisé est juste à côté. Sur le lit, placé au milieu de cette dernière, Amina commence juste à se réveiller. Son cas a nécessité le recours à une anesthésié générale. Le couple d'anesthésiste est aimable. Il est intervenu, le sourire aux lèvres, en un temps record avant de quitter sur la pointe des pieds les lieux. Avec sa disparition dans le labyrinthe des couloirs, une lueur d'humanisme a quitté les lieux après les avoir illuminés l'espace d'un temps. À la besogne, drapés dans leurs blouses blanches, ils étaient comme des anges en communiant avec un autre ange, Amina. À ce moment-là, on ramène un enfant avec une fracture du fémur. Le gamin, qui n'a pas plus de 15 ans, a été heurté par un véhicule. Il sera opéré plus tard selon le “verdict” des médecins. 19h15. Salle des soins. L'avant-bras de Lyes est enfin recouvert de la masse de plâtre. Retour chez les “résidents”. Ces derniers sont à 3 dans le bureau ; ils émirent une autre ordonnance pour un autre cliché. 19h45, présentation du cliché à un des résidents devant un bureau envahi par des patients réclamant qui une consultation qui un plâtre, qui tardent à venir. Encore une femme avec un problème au niveau du doigt suite à une mauvaise manipulation de sa bague. On ramène, aussi, un malade tombé à Ferdjioua, dans la wilaya de Mila. Il restera allongé, inconscient, sur une civière au milieu du couloir. 20h25. Retour chez les résidents pour récupérer l'ordonnance portant traitement à domicile et quitter enfin l'hôpital après plus de… 4 heures, soit depuis 16h30. l'accompagnateur de Lyes découvre un bureau vide mais plein de patients en furieux. Des infirmiers du secteur sanitaire du Khroub ramènent pour avis et radio le chauffeur d'un camion qui a percuté une maison après avoir perdu ses freins. L'homme qui crie sa douleur est inconscient. Il ne se souvient même pas de son nom. Les infirmiers se débrouillent pour le présenter à d'autres médecins dans d'autres services. Dans le lot des malades qui font “le mur”, il y a aussi deux paramédicaux du service de cardiologie du CHU qui font la chaîne avant de finir par se déguerpir. Couloir des urgences ou couloir des colères ? 21h30. Couloir des urgences. Les médecins sont toujours aux abonnés absents. Les patients deviennent une foule compacte et irritée. On cherche le chef de service. Le cadre paramédical, conscient de l'anarchie provoquée par cette absence, essaie de calmer les esprits. Un collègue à lui vient aux secours : “Ce n'est pas de sa faute. Il ne peut rien contre les médecins. Tout le monde, y compris le DG, est au courant de leurs agissements”, laisse-t-il échapper. Au départ, des infirmiers, pour atténuer la furie des malades, faisaient croire à ces derniers que les résidents, — et ils sont cette nuit-là 5, affectés à ces urgences —, étaient en staff dans le bloc opératoire. Avec le temps, cet argument est tombé. Ils étaient à la cantine en train de dîner. Après avoir su la nouvelle, un proche d'un patient au pic de sa crise de douleur ne peut pas se priver de politiser la situation quand il fait remarquer : “Les responsables se soignent dans les cliniques écossaises, les militaire à Aïn Naâdja alors que nous, on a ces étudiants qui apprennent, à la place de la science, le mépris des petites gens.” Ce qui nous laissa dire : “Quand des irresponsables dînent, l'état trinque.” Une femme, la trentaine juste entamée, enchaîne : “Ils ne peuvent pas dîner séparément ou à deux ?” Un jeune, blessé à l'épaule débitant difficilement ses paroles comme s'il est sous l'emprise d'une drogue lui donna la réplique en débitant avec philosophie : “Ils sont jeunes, ils se comportent en copain de chambre plus que comme des médecins. La garde pour eux est comme une partie de jeu de cartes. Ils l'assurent ensemble ou pas !” La femme à la bague finit par quitter les lieux. Terrassée par la douleur et peinée par l'image d'une pleureuse qu'elle se donnait depuis deux heures en public, elle décida d'aller voir ailleurs, dans un hôpital de la périphérie. 22h 20. Enfin, l'attente, qui dure pour certains depuis 20h et pour d'autres, comme Lyes depuis 16h30, est sur le point de prendre fin. Trois des résidents font leur apparition… mais pour disparaître une fois de plus. Les médecins n'apprécient pas les regroupements L'agent de sécurité fait lui aussi son apparition comme si on est dans une partition où chacun connaît sa réplique. Après plus de 2 heures d'abandon des lieux et des personnes en détresse dans un site appelé “urgences” avec tout ce qu'il entend comme respect du temps, on devient plus sérieux et on invite la foule à sortir du bureau et vider les couloirs. “Ya djemâa, sortez ! Les médecins ont peur de vous voir ainsi regroupés et ils ne vont pas se mettre au travail dans ces conditions. C'est dans votre intérêt”, crie l'agent de sécurité sans arriver lui-même à avaler sa couleuvre. “La foule” s'organise d'elle-même afin de ne pas faire peur. Lyes, sur place depuis 16h30, est à demi réveillé et classé 2e. Son accompagnateur cède sa place à une urgence plus grave. 22h40. La fameuse ordonnance est délivrée par le résident qui, à la suite d'une remarque de l'accompagnateur de Lyes précisa que le cas n'est pas vraiment une urgence. Il refusa de délivrer au moins un des deux clichés sous prétexte que c'est la réglementation qui oblige cette rétention. L'enfant qui attendait d'être opéré au fémur est toujours aux urgences en train d'attendre son tour. Nous quittons les urgences en compagnie de Lyes après 6 heures d'attente pour prendre en charge une fracture simple. La moitié de ce temps a été perdue en raison d'une mauvaise gestion. Mourad KEZZAR