Par : ALI KEFAIFI INGENIEUR DES MINES ET EXPERT EN ENERGIE Cadre et historique : le "mégaprojet" intégré d'exploitation et de transformation du phosphate à l'est du pays, estimé à 6 milliards de dollars, a été étudié et négocié depuis plus d'une douzaine d'années. Il s'agit d'un projet d'engrais de valorisation de phosphate. Alors que le Maroc (30 million tonnes de phosphate avec plusieurs usines d'acide phosphorique et d'engrais) et la Tunisie ont valorisé leurs ressources, l'Algérie n'a pas réussi à décoller dans le domaine de la valorisation des phosphates (malgré des réserves annoncées 2,2 milliards de tonnes à Tébessa, mais en réalité un potentiel multiple, car l'Algérie dispose de potentiel de phosphate qui s'étend sur toute la moitié nord du pays, jusqu'à Sétif, puis de potentiel de soufre gisant dans le Sahara sous forme de pyrite et dans le Nord, région de Chleff, ainsi que de ressources de potasse de dimension exceptionnelle qui place le pays parmi les 2 ou 3 premiers du monde. Ainsi, l'Algérie serait un pays unique au monde et qui ignorerait qu'il dispose depuis des centaines de millions d'années, d'un ensemble complet de richesses minières pour la fabrication des engrais (hydrogène et gaz naturel pour les engrais azotés, phosphate et soufre pour les engrais phosphatés, potasse pour les engrais potassiques, et y compris les micros nutriants (magnésium, cuivre, minerai de fer, etc.). Parmi les principaux échecs des industries algériennes des engrais, l'histoire retiendra l'arrêt de l'usine d'acide phosphorique de Annaba et les 2 complexes d'ammoniac urée d'Arzew qui constituaient l'arnaque de l'Etat rentier algérien par un illustre inconnu égyptien devenu soudainement spécialiste mondial d'engrais et de ciment. Ce nouveau paysage des ressources reconnu par des experts algériens justifie une approche globale de développement de la chaîne de valeur engrais. Economie du projet : selon des déclarations publiques, le financement du mégaprojet intégré d'exploitation et de transformation du phosphate à l'est du pays, sera assuré à hauteur de 80% par des banques chinoises. Les travaux, qui devaient être lancés en 2019, devraient prendre 42 mois, s'étendant sur 5 wilayas. Il s'agit d'un projet complexe qui nécessiterait des infrastructures connexes (extension du port de Annaba, stations de dessalement de l'eau de mer, lignes ferroviaires...) dont le coût global était estimé à 790 milliards de dinars. La rentabilité annoncée se situerait entre 0% et 5%, au mieux, alors que de tels projets dans le monde visent 10 à 15 % de rentabilité (TRI) et privilégient les zones portuaires spéciales (pour les usines de 1re génération telles Ammoniac, Acides sulfurique/ phosphorique de tailles mondiales visant les économies d'échelles) et les usines de 2e génération (chaîne de valeur engrais ) dans les sites domestiques proches du marché, mais en tenant compte du coût de transport, élément essentiel pour les produits pondéreux. Par le passé, ces 2 dernières décennies, beaucoup de projets Aval (engrais, pétrochimie) se sont révélés non rentables pour la partie algérienne, mais exceptionnellement rentables pour les "associés". Il suffit de citer des projets dont les évaluations avaient été faites par des experts : Projet Ammoniac Orascom dont l'investissement est multiplié par 250%, projet propylène Tarragone (Espagne) avec un Pay Out Time (délai de récupération du capital investi) de 16 années et non de 3 années et des résultats financiers quasi nuls pour Sonatrach). Analyse des risques et incertitudes : principalement la localisation (et les effets d'échelle), les infrastructures de transport, l'eau, le traitement des coproduits (gypse ou sulfate de calcium), forme de partenariat, Etat actionnaire vs secteur privé algérien. La première erreur de ce projet réside dans la solution de transport retenu, soit le chemin de fer, au lieu et place de la solution moderne et efficace par pipeline (minéraloducs). Cette solution est plus rentable que la voie ferrée en économisant les pertes de phosphates (3% au lieu de 10% ou plus par la voie ferrée), d'eau (réduction ou absence de la calcination sur le site minier) et d'énergie. À titre d'exemple, mobilisant plus de 21 millions de dollars d'investissement, soit 235 km de longueur totale et transportant 38 millions de tonnes par an de phosphate sous forme de pulpe, le minéraloduc est de nature à permettre de doubler la capacité minière et de tripler celle de la transformation à l'horizon 2028, tout en atténuant l'empreinte environnementale. Cela permettra également d'économiser annuellement près de 3 millions de m3 d'eau, une meilleure optimisation de la consommation d'énergie, une réduction des coûts logistiques de 90%, et de diminuer considérablement la perte de phosphate tout au long de la chaîne de production, soit une économie de 10% pour l'Algérie. La seconde erreur qui pourrait rendre les projets non rentables et non compétitifs réside dans le processus de localisation qui ignore totalement la théorie économique (montant des investissements et économies d'échelle, industries exportatrices dans les zones portuaires, industries locales près des marchés domestiques) et les notions de coûts dans les chaînes de valeur. La troisième erreur est ne pas tenir compte des avantages comparatifs du pays, notamment les ressources existantes (potasse reconnue par tous les puits pétroliers forés dans certaines régions, soufre, hydrogène solaire) et non encore découvertes par l'administration. La quatrième erreur réside dans les formules de partenariat à l'algérienne et qui ont montré leurs graves conséquences à travers les diverses affaires rendues possibles à cause de l'Etat rentier de ces 20 dernières années. Autres avantages comparatifs de l'Algérie qui risquent d'être neutralisés par les mauvais choix bureaucratiques : la supériorité économique du gaz naturel sur les phosphates est considérable, ajoutée au fait que l'Algérie possède 4 500 milliards m3 (et plus de 20 000 milliards m3 en gaz non conventionnel) coûtant un demi-dollar le million BTU (British Thermal Unit), contre 8 à 10 dollars le million BTU s'il est importé par l'UE (ou en projet par le Maroc à partir de Russie). En 2014, le marché mondial des engrais était estimé à 172 milliards de dollars, dont 83,7 milliards de dollars pour les engrais azotés (à base de GN) soit 49% du total, 39,4 milliards de dollars pour les engrais phosphatés (à base de phosphate et d'acide sulfurique); 23,1 milliards de dollars pour les engrais potassique (à base de potasse) et 25,5 milliards de dollars pour les engrais NPK (mélange physique des 3 éléments fertilisants N, P et K). La supériorité absolue du potentiel fertilisant algérien : le marché mondial des engrais azotés = 49% des engrais contre 23% pour les engrais phosphatés, soit le double mais beaucoup plus si l'on intègre le très bas coût du gaz domestique algérien et le fait que le Maroc importe son acide sulfurique. D'où l'avantage comparatif du gaz naturel pour l'Algérie, puis demain par le soufre, car le prix de l'acide sulfurique (350 dollars la tonne) correspond à 4 fois le prix du phosphate (80 dollars la tonne), d'où la rentabilité réduite des phosphates marocains. Pour l'Algérie, les exportations d'ammoniac (hors urée à forte VA), soit l'équivalent de 11 000 tonnes par jour d'ammoniac, représentent plus de 1 milliards de dollar, sur la base des capacités existantes. Or, une estimation du potentiel «engrais algérien" en azotés indique un potentiel de 30 à 40 usines d'ammoniac et urée, 30 usines de phosphoriques, 10 usines de potassiques, d'où la nécessité de la localisation rigoureuse des usines notamment dans les zones portuaires pour les usines de première génération destinées à l'exportation. Conclusions Tel qu'il a été conçu, ce projet initié bureaucratiquement vers 2008 lorsque les prix du pétrole côtoyaient les 120 dollars le baril, n'est plus permis dans un environnement macroéconomique sévère en termes de financement et d'endettement. Il importe de revoir les hypothèses, et sur la base du modèle de simulation existant d'analyser une option Algérie 2025 dans un cadre approprié avec l'objectif : transformer un projet structurellement non rentable en un projet de taille mondiale et une gouvernance appropriée. Comment ? Une analyse stratégique du type SWOT (comment définir les forces et faiblesses d'une entreprise) notamment, forces, faiblesses, menaces, opportunités, objectifs stratégiques, axes stratégiques, programmes d'action, et une estimation des avantages comparatifs (gaz naturel, phosphate, acide sulfurique, potasse), l'utilisation de modèles (macroéconomique, méso-économique) pour les simulations et les évaluations des options, les recommandations de politiques publiques, les formules de prix du gaz naturel. Enfin, l'Etat actionnaire gagnerait à favoriser le secteur privé algérien et la dynamisation de la Bourse, pour compenser les rigidités et l'absence de gouvernance, puis faire face aux futures contraintes macroéconomiques, notamment les réserves externes.