Par : SMAIL HADJ ALI UNIVERSITAIRE, MEMBRE DU COMITE CONTRE LA TORTURE. S'il est difficile de relater les pages sombres de l'histoire de notre pays indépendant, doit-on, pour autant, laisser le puits avec son couvercle ? Au-delà de l'impérative obligation de ne jamais se satisfaire de l'état du monde, il y a celle de combattre l'amnésie." Le titre de cet article est aussi celui d'un livre qu'il reste à éditer. À son origine, un texte rédigé pour la réédition en octobre 2018 du livre Octobre ils parlent, dirigé par S. A. Semiane, qui, malgré tous ses efforts, ne pourra pas le rééditer. Ce titre fut aussi l'exergue anonyme des déclarations du Comité national contre la torture de 1988 à 1993. Pour marquer la commémoration d'Octobre 88, nous avons choisi de présenter, en les abrégeant, deux aspects de ce travail : Le Comité national contre la torture et L'invariance de l'univers tortionnaire. S'il est difficile de relater les pages sombres de l'histoire de notre pays indépendant, doit-on, pour autant, laisser le puits avec son couvercle ? Au-delà de l'impérative obligation de ne jamais se satisfaire de l'état du monde, il y a celle de combattre l'amnésie. Bien avant la question de ses origines, ou une herméneutique de ses aspects cachés, Octobre 88 fut d'abord le moment et le lieu de la violence illégitime d'Etat contre des milliers de citoyens. Une question nous hante à ce jour : que sont devenus ces citoyens ? En en faisant des victimes d'accident du travail, les auteurs de cette ignominie savaient-ils que le mot travail désigne en latin un instrument de torture ? Mais Octobre 1988, c'est aussi ces milliers d'Algérien(ne)s tissant un monde solidaire, fraternel dans un foisonnement insoupçonné de luttes contre la répression et la torture d'Etat en tant que forme la plus directe, la plus immédiate de la domination de l'homme sur l'homme, ce qui est l'essence même du politique. (P. Vidal-Naquet). Certes, ces valeurs ne cessèrent d'être, mais elles peinaient à se développer pour diverses raisons, dont l'une tenait à un espace public despotique, inauguré par le coup d'Etat militaire du 19 juin 1965, ses tortures, son arbitraire. En réponse à l'appel du 13 octobre 1988 initié par des collègues de l'Université des Sciences et Technologies de Bab Ezzouar, des centaines d'universitaires, majoritairement de la wilaya d'Alger, se réunissent à l'USTHB le 17 octobre 1988. À l'ordre du jour la répression meurtrière, la torture. Contrairement aux évidences, la création du Comité ne fut pas consensuelle. Durant les débats, la proposition d'un "Collectif contre la torture" est soumise à l'AG. À cette proposition, des collègues de diverses obédiences politiques opposent celle d'un Comité pour la défense des libertés démocratiques à l'exclusion d'un Comité contre la torture, sauf que rien n'empêchait l'existence des deux. Le clivage persistant, il fut décidé de donner la parole aux citoyens torturés, parmi lesquels des collègues arrêtés par la DGPS le 3 octobre et les jours suivants. Libérés depuis peu, ils sont très affaiblis, blessés, visages tuméfiés, munis de béquilles pour certains. Leurs témoignages plongent l'assemblée dans l'indignation et la colère. Ce jour-là, la torture d'Etat revêtait publiquement la réalité abjecte dans la République, ce que, par ailleurs, elle ne cessa d'être depuis l'indépendance. Pour la combattre, un Comité composé de 17 universitaires. Ce sont les milliers de citoyens réprimés et torturés qui déterminèrent la proposition initiale de créer un collectif contre la torture. À cela s'ajoutaient, pour l'un des auteurs de la proposition, les tourments et les souffrances endurés par son parent, Bachir Hadj Ali, depuis que ses bourreaux de la Sécurité militaire le soumirent aux tortures qu'il décrira dans L'Arbitraire. Deux textes, "L'Appel pour une pétition nationale" et "La déclaration pour une mobilisation nationale contre la torture", actent la naissance du Comité. "L'Appel" souligne, entre autres, que la torture, sous toutes ses formes, s'est institutionnalisée comme mode de traitement des différences d'opinion et des problèmes sociaux. "La déclaration" acte la création du Comité national contre la torture et du Comité inter-universitaire de coordination et condamne la répression sous toutes ses formes, le recours à l'état de siège, les tribunaux d'exception, les arrestations de blessés dans les hôpitaux, le recours à bouchkara... Elle exige, entre autres, la libération de tous les détenus, le retour de l'armée dans les casernes et déclare le 5 Octobre Journée nationale contre la torture et pour les libertés démocratiques. Si les luttes d'octobre 1988 ont pu contenir la torture quelques mois, et conduire l'Etat algérien à en ratifier les textes internationaux l'interdisant, elles ne purent l'empêcher d'être pratiquée de nouveau. Le 16 mars 1992, un mois après la proclamation de l'état d'urgence, le Comité diffuse un document dans lequel il se dit inquiet et préoccupé par la circulation d'informations sur des atteintes à l'intégrité physique et morale de citoyens arrêtés. Le document signale que le 1er mars 1992, le Comité demanda une audience au ministre de l'Intérieur, Larbi Belkheir, restée sans réponse, et que trois membres du Comité, T. Achour, notre cher et regretté D. Belkhenchir, vice-président, et S. Hadj Ali furent longuement reçus, le 11 mars 1992, à la présidence de la République par deux conseillers de M. Boudiaf. Durant l'audience, le Comité fit part de ses inquiétudes, rappela l'impunité des tortionnaires d'Octobre 1988, innocentés par un vote de l'APN. Sa demande de se rendre dans les centres de sûreté, où étaient détenus des militants islamistes, n'eut pas de suite. Dans un autre document diffusé en janvier 1993, le Comité signale que "depuis quelques mois, des informations concordantes et des témoignages accablants de cas de torture nous parviennent. De fortes présomptions nous font craindre une généralisation de cette pratique immonde à l'encontre de citoyens algériens." Le Comité réaffirme qu'il ne saurait cautionner par son silence les actes de torture. Il y va de l'intérêt des droits de l'Homme, de l'honneur de notre pays et des institutions républicaines. Exiger le respect de l'intégrité physique et morale de chaque citoyen, avant et au-dessus de toute considération, telle était la ligne de conduite du Comité. Pour lui, la République ne pouvait ni torturer ni combattre la torture par la torture, sauf à faire sienne cette barbarie. L'invariance de l'univers tortionnaire Les victimes de la torture d'Etat décrivent un univers tortionnaire invariant. Cette invariance qualifie tous les univers tortionnaires et définit les mêmes souffrances, les mêmes infamies, les mêmes abjections. Elle définit également l'univers des bourreaux pour lesquels tout torturé est un ennemi. Au-delà de leur motivation, ou de leur nationalité, les rapports des tortionnaires à leur proie sont interchangeables. Mêmes méthodes, mêmes menaces, même langage ordurier : fils de p..., nous allons te b... ; mêmes occurrences religieuses, dieu, diable, enfer ; mêmes menaces de viol des épouses, des enfants. Leurs instruments immuables violent et violentent les mêmes organes : anus, sexes, testicules, seins, bouche, langue, crâne. "Bordé par un océan de souffrances et de tourments déchaînés, cet univers se situe sur les hauteurs de la ville, ou dans des lieux sordides de sa périphérie." Il serpente à travers les souterrains et s'enfonce dans des sous-sols chtoniens, peuplés "d'yeux rouges et de doigts assassins". Les témoignages décrivent l'ordalie du fer, du feu, de l'eau tueuse, évoquent l'horreur d'une cave, de l'escalier en colimaçon menant à la salle des supplices. Ils nomment la "cellule zéro sise à la villa des Oiseaux, un mètre vingt dans sa longueur et 50 cm dans sa hauteur, la chambre rouge du camp militaire de Sidi Fredj, ou ces cellules cages, avec quatre trous pour laisser passer de l'air, comme celle décrite par une moudjahida, veuve d'un chahid, torturée en septembre 1965 par la SM, après l'avoir été par les parachutistes de Bigeard. La salle de torture domine cet ensemble. Espace du brisement, lieux d'une à mise à nu comme mise à mort, elle est équipée des mêmes instruments : électricité, baignoires souillées d'excréments, d'urines, câbles en métal, bouteilles, sommier et pinces métalliques. Elle est le lieu de l'irrespiration provoquée par le supplice de la baignoire ; elle est l'antre de la sodomisation avec le goulot de bouteilles. Réduit visqueux dans lequel traînent la planche gluante des vomissures anciennes, et la paillasse pourrie mélange d'acide, d'excréments, elle, est habitée de regards d'égouts et de museaux de rats. Un cri, mille voix ont essayé d'en traverser les murs. L'une d'elles résume ce lieu où rôde la mort : Une merveilleuse voix de contralto venue des profondeurs du Nil emplit le silence pesant. Un appel à la prière s'élève, ponctué par un bruit sourd de bottes. L'enfer est allumé et les yeux de ses servants sont injectés de sang. À cet enfer s'ajoute une temporalité destructrice : absence d'horaires, absence de repères, bandage des yeux, séances de torture jour et nuit, dans le but de plonger les victimes dans un rapport anomique au temps et d'intensifier leur état de confusion psychique et mentale. C'est en octobre 1965, que Bachir Hadj Ali lança la phrase qui titre ce texte à la face du tortionnaire qui lui suggérait de se suicider. Ce fut juste avant la onzième séance de torture, dite du casque allemand, qui lui occasionnera des lésions au cerveau irréparables. Cette phrase nous dit que la torture discrédite et maudit toute cause. Elle offre, aussi, une clé pour analyser les échecs politiques répétés de notre pays. Elle permet de saisir l'hostilité, les méfiances des citoyens à l'égard des régimes successifs, qui érigèrent torture, arbitraire, empire de la force, violence politique en mode de gestion des contradictions sociales et politiques, consubstantielles à toute société. Quelle confiance accorder à des régimes recourant à la torture pour promouvoir une cause ou rétablir l'ordre, qui déclarent ne rien savoir ou minorent les actes de terreur qu'ils ont ordonnés ? Gardons-nous, cependant, de voir dans cette pratique des dérives ou des dysfonctionnements. Le problème est autre. Il est inhérent au despotisme, qui ne voit jamais les hommes autrement que dépouillés de leur dignité.