Initiateur du premier registre du cancer en Algérie, membre du comité national du plan anticancer et coordinateur du réseau régional Est des registres du cancer, PrHamdi Chérif tire la sonnette d'alarme quant au retard dans le diagnostic du cancer, notamment le cancer du sein, ainsi qu'une éventuelle flambée des cas due essentiellement à l'absence de dépistage et à l'abandon des soins depuis le début de la pandémie de coronavirus. Liberté : Pouvez-vous établir un tableau sur le cancer en Algérie ainsi que sur les cancers les plus répandus ? Pr Mokhtar Hamdi Cherif : Le cancer figure parmi les principales causes de morbidité et de mortalité. L'Algérie est un exemple de véritable transition épidémiologique. L'évolution démographique a entraîné un vieillissement progressif de la population, surtout chez les personnes de plus de 60 ans dans la pyramide des âges. Cependant, la transformation de l'environnement, l'augmentation du tabagisme (stress, mode de vie sédentaire, urbanisation) et le changement de style de vie sont la cause de l'émergence du cancer, devenu un véritable fardeau et un problème sociétal. On note une nette recrudescence avec des augmentations annuelles entre 4 et 8% pour les principaux cancers. En Algérie, on estime à 14 000 nouveaux cas en 2019 sur les 45 000 nouveaux cas pour toutes les localisations chez les deux sexes. Chez l'homme, les cancers prédominants sont les cancers du côlon rectum, les cancers du poumon, les cancers de la prostate et de la vessie. Chez la femme, le cancer du sein occupe la première place, suivi du cancer colorectal, du cancer de la thyroïde, du cancer de l'estomac et celui du col utérin. Le cancer du sein représente presque la moitié des cancers féminins, avec une augmentation exponentielle de l'incidence au cours de ces dix dernières années de 7% par an. On observe une particularité épidémio-démographique en Algérie. L'incidence élevée chez la femme jeune, avec un âge médian de 47 ans, comparé à la femme européenne qui est de 62 ans. Dans la wilaya de Sétif, on a enregistré 700 nouveaux cas en 2019. Durant la période de la Covid-19, il a été constaté que des conséquences collatérales néfastes ont surgi. Quelles sont vos premières constations durant cette période et les lectures que vous avez faites ? Des études épidémiologiques chinoises ont montré que les patients atteints de cancer sont plus vulnérables face au virus, et sont plus à même de développer des complications graves de la Covid-19. Cependant, l'on constate que la mobilisation anti-Covid-19 a largement laissé de côté beaucoup de priorités médicales du système de santé, dont les cancers. Ces malades ont subi de plein fouet l'épidémie de Covid-19. On peut dire qu'ils ont payé cash la collatérale Covid-19 de ces derniers mois, et la note sera exponentiellement salée avec cette situation épidémiologique en recrudescence. L'épidémie a eu deux types d'impact, à savoir l'accessibilité au système de soins et la crainte des patients de la Covid-19. En effet, il a été constaté qu'une grande partie des patients ont abandonné, ou n'ont pas respecté les protocoles thérapeutiques, en fuyant les hôpitaux avec cette crainte souvent exagérée de la contagion hospitalière d'une part ainsi que les difficultés d'accessibilité aux services de santé liées à certaines contraintes de la Covid-19, dont l'indisponibilité de certains services d'autre part. Le suivi des protocoles thérapeutiques s'en trouve modifié, des opérations chirurgicales reportées, des traitements décalés et surtout des retards de diagnostic. En tant que président de l'association Ennour et fondateur de la maison d'accueil des patients et parents des patients cancéreux "Dar Essabr" de Sétif, comment avez-vous adapté l'accueil des patients par rapport à la Covid-19 ? Les patients habitant loin des services des Centres de lutte contre le cance éprouvent moult difficultés pour suivre leurs longues séances de radiothérapie, car ils sont privés d'une accessibilité totale à des maisons d'accueil, ou bénéficient d'une accessibilité limitée. À titre d'exemple, la maison d'accueil des patients et parents de Sétif "Dar Essabr", qui accueillait jusqu'à 140 patients dans des chambres collectives avant la pandémie, ne peut accueillir actuellement que 40 patients dans des chambres individuelles à cause des mesures préventives de la Covid-19. Quel a été l'impact de la Covid-19 sur Octobre rose ? Cette année, la célébration d'Octobre rose est malheureusement couplée avec la pandémie de Covid-19, avec des conséquences collatérales néfastes sur les patients atteints du cancer du sein, ainsi que tous les cancers. Cette collatérale Covid-19 va certainement augmenter le nombre de cas qui vont arriver à un stade tardif de la maladie, déjà élevé avant la pandémie et estimé autour de 60%. Nous estimons aussi que ce nombre ira crescendo durant les prochains mois et va certainement passer à plus de 70%. Cela va se répercuter sur la survie qui va sensiblement diminuer. Il faut s'attendre à ce que la mortalité augmente durant les prochaines années. Différentes études sont en cours pour mesurer de façon plus précise l'impact de l'épidémie de coronavirus et mesurer les effets secondaires du renoncement aux soins causant une surmortalité. Par ailleurs, il est à souligner aussi qu'en dépit des efforts consentis, les opérations de sensibilisation et le dépistage du cancer du sein n'ont pas été, cette année, à la hauteur des attentes. Que préconisez-vous pour une prévention plus efficace ? Je pense qu'il faut redoubler d'efforts en matière de prévention, car le nouveau coronavirus peut être considéré comme un hyper-facteur de risque du cancer du sein. En effet, le confinement a engendré des habitudes physiques et alimentaires de sédentarité et d'obésité, connues pour leurs hauts degrés dans la chaîne de causalité des cancers. Devant cette situation épidémiologique durable à l'encontre de la stratégie de lutte contre le cancer, nous devons nous adapter pour sensibiliser davantage et tous azimuts les patients pour un retour aux services de santé en vue d'un diagnostic précoce et d'un suivi correct des protocoles thérapeutiques, afin d'assurer une meilleure qualité de vie. Il faut un retour à une hypersensibilisation adaptée à la Covid-19, destinée notamment aux femmes âgées de 40 ans et plus, tout en insistant sur le dépistage. Le rôle des associations, de la société civile et des médias (journaux, radios, chaînes de télévision et réseaux sociaux...) est très important pour sensibiliser, motiver et accompagner la population en général et la patients en particulier pour adhérer à cette stratégie, qui consiste à vivre avec ce virus avec toutes les mesures restrictives, pour limiter les dégâts collatéraux.