Le Pr Tabti développe, ici, la thématique liée aux risques pathogènes sur les personnes éprouvées par l'épidémie virale, par les effets physiques de l'infection ou la perte d'un proche. Liberté : Des familles ont perdu plusieurs membres des suites de l'infection au Sars-CoV-2. Comment fait-on son deuil ? Pr Madjid Tabti : Les personnes qui ont perdu des êtres chers dans cette pandémie en ont un vécu d'hécatombe avec des conséquences psychologiques à court, à moyen et à long termes. À court terme, elles peuvent présenter une panique générale avec durcissement des comportements d'évitement jusqu'à frôler la phobie et des comportements de lavage et d'hygiène à la limite des compulsions obsessionnelles. Même si les réactions des uns et des autres peuvent différer en fonction des degrés des forces et des fragilités psychologiques individuelles, ainsi que du soutien de l'entourage, la perte successive de plusieurs personnes chères est en ellemême un facteur de deuil pathologique. Ce dernier constitue une fixation à l'un des quatre premiers, sur les cinq stades du deuil normal qui sont le déni, la colère, le chantage, la dépression, puis enfin l'acceptation et le réinvestissement d'autres objets d'amour. À moyen terme, une dépression peut s'installer chez la personne avec une tristesse intense, un ralentissement psychomoteur et, éventuellement, un sentiment de culpabilité et de dévalorisation. Un désespoir est fréquent dans cette situation avec une vision pessimiste de soi, du monde et de l'avenir. Le risque suicidaire peut être maximal. À long terme, ces personnes, qui vivent des deuils multiples, peuvent développer des états de stress post-traumatique et voir leur personnalité devenir fragile, anxieuse, hypervigilante, revendicative. Quelle est la situation psycho-émotionnelle d'une personne atteinte d'une forme modérée de l'infection virale, mais qui contamine un parent plus fragile ? Lequel ne s'en sort pas ? Dans ce cadre, on parle beaucoup d'un regret extrême et de culpabilité qui peuvent évoluer vers une dépression si la personne y est déjà prédisposée. L'évolution de cette émotion dépendra du sort du parent contaminé. Son décès conduira à un deuil qui compliquera la dépression en augmentant sa gravité et les risques encourus, tels que les conduites suicidaires et leurs équivalents exprimés, la négligence dans son hygiène et sa sécurité. La relation antérieure parent-enfant jouera aussi un rôle capital dans le vécu de ce préjudice plus ou moins volontaire causé à un être aussi proche. Les sujets, qui ont construit, à travers le temps et les circonstances, un attachement très fort avec leurs parents, seront les plus affectés et les plus exposés à développer des réactions psychopathologiques à cette situation. Des personnes qui observent les mesures de protection de manière presque paranoïaque peuvent-elles relativiser une fois en contact direct avec le virus ? La manière de faire face à cette pandémie dépend d'un sujet à l'autre en fonction des caractéristiques de personnalité des uns et des autres. Il y a des personnes qui sont dans la banalisation, d'autres dans la dramatisation et une troisième partie, ceux qui ont l'attitude la plus équilibrée, ceux qui vont prendre au sérieux ce virus à sa juste valeur sans laxisme ni purisme. Généralement, ce sont les sujets anxieux à tendance phobique et obsessionnelle qui vont prendre des mesures drastiques pour leur protection ou bien celle des membres de leur famille. Certaines mesures trop rigides et dépassant les normes requises pour la prévention efficace de la contamination peuvent être source de conflits familiaux ou bien déclencher, en particulier chez les enfants, des comportements phobiques d'évitement pathologique. Nous donnons l'exemple d'une petite fille de 5 ans intelligente et très consciente de ce qui se passe autour d'elle, qui a développé des tics anxieux et des terreurs nocturnes en réaction à un comportement hyperprotecteur de son papa à son égard durant la première vague de la pandémie de Covid-19. Les personnes méfiantes à tendance paranoïaque vont croire plus facilement à la théorie du complot et développer des comportements de revendication et de protection contre cette infection qu'ils considèrent comme une attaque volontaire dans le cadre d'une guerre biologique ou bien une manipulation politique qu'il faut déjouer. Il est difficile de changer les caractéristiques d'une personnalité en un bref délai. Le contact direct avec le virus va, au contraire, favoriser la manifestation la plus authentique de ces caractéristiques. Non encore remis des effets du confinement, voilà que les Algériens sont confrontés à une deuxième vague de contamination. Quel impact cela peut-il avoir sur la santé mentale ? L'impact psychologique est sans doute important. Les Algériens ont attendu la disparition du virus avec la chaleur de l'été, mais il y a eu rebond après l'amélioration. Et voici la deuxième vague de contamination qui sera accompagnée d'une deuxième vague de détresse psychologique et psychiatrique. On sent un climat de déception et de frustration. Les gens sont fatigués et stressés. Ce climat de peur et de perplexité est alimenté par des incertitudes et l'imprévisibilité par rapport aux effets du virus et son évolution, des doutes sur les capacités du système de santé à faire face au nombre de cas croissant en courbe ascendante, ainsi que le spectre de l'aggravation de la crise économique. Le durcissement partiel du confinement et la fermeture relativement tôt dans la journée (15h) de quelques commerces commence déjà à semer la panique au sein des commerçants qui craignent des conséquences néfastes sur le rendement de leur activité, ce qui a des répercutions certaines sur la stabilité des familles. Les tensions sur le plan économique peuvent être une source de conflits conjugaux et de maltraitance des enfants. Les personnes les plus fragiles, en l'occurrence celles qui sont déjà malades psychiquement ou bien celles ayant des prédispositions pour développer certains troubles, vont craquer devant les difficultés à gérer leur stress et sombrer dans des troubles psychiatriques, tels que les troubles anxieux, les troubles psychotiques et les troubles de l'humeur. Cependant, il ne faut pas sous-estimer les grandes capacités de l'être humain à s'adapter aux situations, malgré leur extrême complexité, en particulier lorsqu'il a une forte personnalité et/ou un soutien de l'entourage et de la solidarité. Une autre note d'optimisme est donnée par l'espoir de lancer la vaccination anti-Covid-19 dans le premier trimestre de l'année 2021. D'ici là, les mesures de protection préviennent même les troubles psychiques.