Liberté : Qu'est-ce qui a inspiré la tribune que vous avez publiée avec M. Harbi dans les colonnes du journal Le Monde ? Nedjib Sidi Moussa : Nous avons été inspirés tout d'abord par le contexte actuel marqué par la répression, le reflux du Hirak, ainsi que les débats relatifs au référendum du 1er novembre. Pour rappel, en mars 2019, nous avions publié un premier texte intitulé L'Algérie est au bord de l'éclosion, largement repris par des médias algériens ou étrangers et qui était le produit d'une discussion suscitée par le surgissement populaire. Après plus d'une année et demie, et au vu de l'évolution de la situation, il nous est apparu nécessaire de rédiger une tribune (dont le titre original est Algérie : rouvrir un avenir à la révolution) pour rappeler que nous n'étions pas seulement aux côtés du peuple algérien dans les bons moments et que notre solidarité avec ceux qui se battent pour leur dignité ne signifie pas notre abdication en tant qu'intellectuels critiques, donc libres. Enfin, à titre personnel, j'ai interpellé la gauche française et internationaliste sur le moment présent à travers une adresse parue en septembre dans Politis. Pour vous, la séparation de la religion et de l'Etat et la démilitarisation de la société sont des faits sur lesquels "doivent se pencher les Algériens". Selon vous, ces deux points sont-ils la clé du changement ? Cela dépend de ce que l'on entend par changement et surtout du contenu que l'on veut lui donner. S'agit-il simplement de replâtrer un régime discrédité aux yeux du plus grand nombre ou alors souhaite-t-on œuvrer à la transformation radicale de l'organisation sociale ? Si l'on préfère la deuxième proposition et que l'on prend au sérieux l'option révolutionnaire de nos jours, alors, cela signifie que la sécularisation et la démilitarisation représentent deux chantiers incontournables pour les partisans d'un changement véritable en Algérie – et au-delà, pour toute la région. Ceux qui défendent sincèrement le changement tout en souhaitant, pour des raisons tactiques ou stratégiques, maintenir le statu quo militaro-religieux visent en réalité à édulcorer la volonté de rupture pourtant assumée par des pans entiers de la population. De ce point de vue, il y a des leçons à tirer de soulèvements récents comme au Soudan, en Iran, au Liban, etc. L'Algérie n'est pas coupée du monde. La société est-elle prête à ce débat ? Il existe un décalage profond entre ceux qui pensent faire partie de "l'élite" et ceux que l'on désigne comme "le peuple". De même qu'il existe chez les individus un antagonisme entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, la société est traversée par des courants contradictoires. En effet, celle-ci est travaillée par des tendances progressistes et conservatrices, libérales et autoritaires, hospitalières et xénophobes. Si la société, dans son ensemble, n'est pas prête pour ce débat — ce qui reste à prouver —, alors, on peut toujours partir de ces segments qui, dans les faits, participent de ces dynamiques émancipatrices, en cherchant à convaincre les indécis. Mais cela n'est possible qu'en prenant appui sur les préoccupations concrètes de la majorité, sans verser dans l'opportunisme ou le sectarisme. Qui aurait pu croire, ces dernières années, qu'un large courant d'opinion soutiendrait le socialisme aux Etats-Unis par exemple ? Rien n'est jamais figé. Dans votre texte, vous évoquez, entre autres, le référendum constitutionnel qui serait lié à une lutte clanique au sein du régime. Que pensez-vous du texte et quel serait son impact sur le devenir du mouvement populaire du 22 Février ? Notre tribune évoque les "luttes entre factions rivales au sein de la classe dominante" pour parler du contexte plus général et pas uniquement du référendum constitutionnel. Car les luttes claniques existent, mais les luttes de classes aussi. Quant à la dernière mouture de la Constitution, je me bornerai à souligner que son préambule s'inscrit en droite ligne de la stratégie des tenants du pouvoir qui visent à intégrer le Hirak pour mieux le neutraliser, en pariant sur l'essoufflement. Ainsi, la constitutionnalisation de l'"Algérie nouvelle" revêt étrangement des accents gaulliens... sauf qu'il n'y a pas d'espace pour une "troisième force". Le boycott massif le démontre. Cela étant, j'estime que l'on doit sortir du fétichisme constitutionnel, d'autant qu'il y a un fossé entre les textes et leur application. Les règles du jeu doivent être élaborées autrement. C'est pourquoi, je me sens en phase avec l'anarchiste italien Errico Malatesta à ce propos. Vous appelez à la nécessité de porter un regard critique sur notre histoire récente... Que cela signifie-t-il concrètement ? D'un côté, nous avions en tête les contributions d'opposants au référendum qui déploraient l'instrumentalisation d'une date symbolique et, d'un autre côté, nous pensions aux manifestations doublement historiques du 1er Novembre 2019 auxquelles j'avais pris part dans la capitale. Au plan théorique, Mohammed Harbi se référait à un article du philosophe Claude Lefort au sujet des intellectuels de gauche qui, au XIXe siècle, désiraient rouvrir un avenir à la Révolution française. À notre niveau, nous nous plaçons dans cette optique dans la mesure où la Révolution algérienne est malmenée par ceux-là mêmes qui, tout en prétendant vouloir la défendre, cherchent en fait à la figer dans un récit monolithique au service des puissants de l'heure (ou des prétendants au pouvoir), en veillant à désamorcer sa charge subversive pour notre époque. Or, il nous revient de nous saisir de cet événement passé dans toute sa complexité pour conjuguer la révolution au présent et au futur. Et comment faire pour "rompre avec la sacralisation ou les légendes entourant le geste indépendantiste" ? Mohammed Harbi avait posé des jalons dans ce but, notamment avec son classique Le FLN, mirage et réalité. Cela passe par l'écriture de l'histoire, de toute l'histoire de la Révolution anticoloniale, sans chercher à flatter les gouvernements ou lobbies mémoriels, en se libérant du poids des ancêtres et des martyrs. Cela ne signifie pas pour autant dénigrer la contribution des uns pour glorifier celle des autres. Cette démarche compréhensive invite plutôt à se placer à hauteur d'homme et de femme pour restituer les dilemmes auxquels les protagonistes étaient confrontés. Cela afin de leur rendre toute leur humanité, y compris leurs faiblesses, leurs hésitations ou leurs erreurs, précisément pour éviter de les réitérer à notre tour même si l'histoire ne se répète jamais à l'identique. En revanche, elle peut bégayer. Cela revient enfin à décloisonner la Révolution algérienne en la confrontant à d'autres processus historiques, comme au Mexique, en Irlande, au Cameroun, au Vietnam... Vous écrivez que "sans une révolution culturelle qui s'articulerait à une révolution sociale, les espoirs suscités par le Hirak resteront hors de portée...". Est-ce possible ? C'est en tout cas souhaitable. Et la tâche du moment consiste sans doute à passer du pensable au possible, sans céder au défaitisme, même si ce n'est pas tous les jours facile, surtout pour les classes populaires. Nous n'avons rien de commun avec les prophètes du malheur qui jubilent devant la détresse de leurs contemporains et s'acharnent à obscurcir les enjeux. Sans créer de faux espoirs, nous écrivions l'année dernière que "le chemin qui mène à l'émancipation sociale est long". Sur ce point, notre avis n'a pas changé, mais nous tenions néanmoins à réaffirmer des principes fondamentaux, à maintenir un cap qui est celui de la liaison entre la révolution culturelle et la révolution sociale. Mais il faudra traduire ces aspirations en perspectives saisissables par les générations montantes, en particulier les femmes, qui détiennent la clé du changement, à condition de prendre conscience de leurs propres forces et de faire preuve de toujours plus d'audace, d'imagination et de courage. Il leur appartient d'écrire l'Histoire en désirant faire mieux que leurs prédécesseurs.