Liberté : Les entreprises publiques font désormais face à d'importants problèmes de trésorerie, alors que les ressources financières du pays s'amenuisent. Sommes-nous face à l'effet pervers d'une politique contre-productive qui consistait à injecter des ressources dans des entreprises peu viables sans qu'aucun retour sur investissement soit garanti ? Chabane Assad : La réponse à la question ne peut être binaire. Il est important d'abord de signaler que certains groupes publics, à l'instar de Cosider, de Gica, de Sonatrach et d'Algérie Télécom, alimentent les finances publiques en cashflow positifs sous forme fiscale principalement et de dividendes subsidiairement. Certes, certains groupes performants sont financés par le secteur bancaire public, cependant la qualité de leurs bilans leur permet de faire face à leurs échéances bancaires et de dégager une rentabilité suffisante pour accompagner leurs plans de développement. Selon notre analyse, l'effet pervers généré par l'injection de ressources dans les entreprises publiques se manifeste de trois manières. Il s'agit d'abord du financement par l'Etat pour les comptes des entreprises publiques de projets d'investissement accusant un délai de retard important (exemple : projet de réhabilitation des unités hôtelières publiques qui date de 2009 ! 100 milliards de dinars de crédit bancaire et plus de 50% du parc touristique public à l'arrêt, conséquences : le Groupe HTT a perdu une part importante de son chiffre d'affaires et les unités à l'arrêt génèrent un autre besoin de financement, celui de l'exploitation). Il n'y a aucun retour sur investissement de cette injection, car les projets ne sont pas concrétisés. Il y a ensuite le financement de l'exploitation (achat de matières premières, salaires, etc.) de plusieurs groupes publics "cadavériques", surtout dans le secteur public marchand industriel, transport et travaux publics. Des déséquilibres financiers diffus apparaissent car le coût de production de ces entreprises est plombé par les charges financières payées, la masse salariale pléthorique et un coût de maintenance des investissements prohibitif. En outre, la qualité du produit ou du service est au-dessous des produits importés ou des services fournis par le privé local. In fine, l'entreprise publique ne sécrète pas assez d'activité pour atteindre son point mort, alors la noria de l'insolvabilité apparaît car l'entité publique ne génère pas assez de cashflow pour rembourser ses dettes d'exploitation et autofinancer son développement. L'Etat via le secteur financier est obligé de continuer à injecter du "fond de roulement". Là aussi, il n'y a aucun retour sur investissement car l'injection ne sert qu'à maintenir en vie l'entité publique. En dernier lieu, ces effets pervers sont liés à la compensation du chiffre d'affaires et des subventions d'équipements accordées à certains groupes publics (SNTF, Air Algérie et Sonelgaz). Ces transferts sont justifiés par le fait que le prix de vente facturé aux consommateurs finals est inférieur au coût de revient que subissent ces groupes. Donc, ils ne produisent pas assez de profitabilité pour couvrir leurs charges. L'Etat paie le différentiel. Ce matelas financier octroyé par l'Etat actionnaire rend ces groupes publics nonchalants dans la maîtrise de leurs charges car, en fin d'exercice, l'Etat paiera toujours le reliquat sur le chiffre d'affaires et assumera le plan d'investissement via les subventions d'équipement. Ces injections qui ne sont que des transferts sociaux ne permettent pas non plus un retour sur investissement. Le cas de l'Eniem n'est donc que l'arbre qui cache la forêt, puisqu'une bonne partie des entreprises publiques dépendent des financements de l'Etat pour leur survie. L'idée d'une ouverture de capital de certaines de ces entreprises revient sur le devant de la scène. Que pensez-vous de cette option ? Le cas de l'Eniem est décrit dans le deuxième effet pervers. La privatisation "minoritaire" des entités publiques via la Bourse ne peut être une solution optimale. La performance de EGH El-Aurassi et de Saidal n'a pas été améliorée par ce mécanisme financier. Nous pensons que la solution idoine est que l'Etat assainisse une "dernière fois" ces entreprises avant de les privatiser pour augmenter son pouvoir de négociation lors de la cession. Ensuite, réaliser des privatisations "majoritaires", car l'acheteur aura besoin du contrôle pour appliquer sa stratégie. Certes, l'Etat peut exiger le maintien des postes de travail. Cependant, le repreneur doit avoir la possibilité d'appliquer son plan de redressement. Enfin, les structures syndicales de ces entités doivent faire preuve de lucidité pour accompagner ce plan de sauvetage. Il est important de signaler que d'autres pistes d'amélioration existent, à savoir la sélection rigoureuse des managers des entités publiques ; le partenariat public-privé : concernant l'Eniem par exemple, pourquoi ne pas créer un partenariat avec Condor ou Brandt, qui disposent d'équipements plus modernes, alors que l'Eniem dispose d'un savoir-faire avéré ? Les difficultés rencontrées par les entreprises publiques se sont propagées aux banques publiques, d'où les créances importantes qui entachent les bilans de ces banques. Quels sont les risques d'une telle collusion, alors que les banques sont retombées dans une situation de sous-liquidité ? Les risques d'une telle collusion sont importants. En cas de liquidation de ces entités publiques, la défaillance de la sphère économique serait systémique et éclabousserait la sphère financière. La situation "comptable" actuelle des banques ne met pas en exergue encore cette situation délicate, car ces entreprises appartiennent à l'Etat, donc elles sont "re-finançables et garanties". D'ailleurs, l'un des outils du financement du budget de l'année 2021 est que la Banque d'Algérie rachète les créances des banques. En contrepartie, ces dernières utiliseront cette liquidité de la Banque centrale pour financer le Trésor. D'un point de vue comptable, ces créances apparaîtront dans le bilan de la Banque d'Algérie et les banques commerciales logeront dans leurs bilans les bons du Trésor en contrepartie du refinancement du Trésor. En des termes plus simples : l'Etat achète les créances des banques. Les bilans de banques seront nettoyés et les dettes envers le secteur économique public seront muées en dettes publiques (envers le Trésor). Depuis 2016, la dette publique évoluait en nette hausse en raison principalement de risques budgétaires aggravés par le soutien aux entreprises publiques. N'est-ce pas là l'autre risque de ce soutien inconditionnel de l'Etat à ces entreprises, à savoir la hausse de la dette publique ? L'outil de financement du déficit budgétaire décrit supra augmentera la dette publique générée par les injections sans contrepartie des années antérieures d'une manière importante. Oui, si des décisions courageuses concernant le secteur public ne sont pas prises promptement, la dette publique ira crescendo dès 2022, car il n'y a plus d'épargne publique pour financer ces errements. Propos recueillis par : ALI Titouche