KADER ABDERRAHIM MAÎTRE DE CONFERENCES À SCIENCES PO. PARIS Spécialiste du Maghreb, Kader Abderrahim estime dans cet entretien qu'il serait difficile pour le nouveau président américain Joe Biden de revenir sur la décision prise par Donald Trump à propos de la reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Liberté : La normalisation des relations entre le Maroc et Israël explique-t-elle, à elle seule, la décision de Donald Trump de reconnaître la souveraineté de Rabat sur le Sahara occidental ? Kader Abderrahim : Pas uniquement ça. C'est comme tout en politique, c'est donnant donnant. Ce à quoi nous avons assisté, c'est un troc pratiqué depuis des temps immémoriaux. Et malheureusement, les principes, la morale et les valeurs n'ont absolument pas leur place dans les relations internationales. Et on l'a vu encore une fois avec Donald Trump. Par ailleurs, c'est vrai qu'il y avait un intérêt pour Trump, je crois, c'était d'abord de faire en sorte que cette décision à la fois américaine de reconnaître la souveraineté de Rabat sur le Sahara occidental, mais aussi la décision marocaine de normaliser ses relations avec Israël, ou plutôt de reprendre les relations diplomatiques avec Israël. Donc, la volonté du président américain, c'est de faire en sorte que son successeur Joe Biden, qui arrive dans moins d'un mois à la Maison-Blanche (20 janvier 2021, ndlr), ne puisse pas revenir sur cette décision. Ça, c'est en théorie. En pratique, le nouveau locataire de la Maison-Blanche peut parfaitement dire non, qu'on ne peut pas accepter que la parole des Etats-Unis soit ainsi balayée, parce qu'il y a le droit international que les Etats-Unis, comme tous les pays membres de l'ONU, ont accepté d'adopter et de signer la Charte des Nations unies en 1949. Joe Biden a parfaitement la possibilité politique de dire : "Non, c'est un territoire contesté, donc nous revenons aux Nations unies et les Etats-Unis ne reconnaissent pas la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental." Ça, je le redis, c'est en théorie. Mais dans la pratique, je crois qu'il est difficile pour M. Biden de revenir sur une telle décision. Au risque de gêner Israël, Joe Biden va-t-il ignorer la décision de son prédécesseur ou l'annuler ? Comme je l'ai dit précédemment, je ne pense pas que Biden va l'ignorer, et certainement pas l'annuler. Cela me paraît difficile. Sur le plan diplomatique et politique, ça paraît très compliqué pour Joe Biden de revenir sur cette décision. Et c'est aussi la raison pour laquelle Donald Trump l'a fait rapidement. On l'a vu, à peine la normalisation des relations israélo-marocaines annoncée, le chef d'Etat américain a signé un décret présidentiel reconnaissant la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. La réaction des Etats-Unis a été immédiate. Donc, ça me paraît extrêmement difficile d'imaginer Biden faire marche arrière sur ce choix, sauf à discréditer totalement la parole des Etats-Unis. Donc, quel autre choix aura Joe Biden, une fois investi ? C'est difficile à dire. D'abord, il faut rappeler qu'historiquement, le Maroc est le premier pays à reconnaître l'indépendance des Etats-Unis, bien avant la France, l'Espagne. Cela marque l'Histoire. Deuxièmement, les relations entre les deux pays sont importantes depuis très longtemps. Elles sont très denses, notamment sur le plan militaire et sécuritaire évidemment, mais également sur les plans diplomatique, culturel, il y a un échange constant entre les deux pays. Et puis, le Maroc a une position stratégique importante.Situé à une encablure de l'Europe, il contrôle la rive sud de la sortie du détroit de Gibraltar. Il a cette double façade sur l'Atlantique et la Méditerranée. C'est un pays à la fois important, parce qu'il est situé au Maghreb, mais également c'est un pays qui joue un rôle important en Afrique. Il a une profondeur stratégique qu'on ne peut pas lui dénier. Ce n'est donc pas dans l'intérêt de Biden de se fâcher avec le Maroc. Mais il est probable que le nouveau président américain doive prendre une initiative vis-à-vis des Palestiniens pour leur montrer que les Etats-Unis sont présents et reconnaissent leur droit à un Etat de Palestine. Je ne sais pas comment et quelle décision prendra-t-il, mais il essaiera de calmer l'opinion publique arabe pour que les peuples arabes ne soient pas totalement hostiles envers les Etats-Unis. Et par rapport aux Sahraouis ? Donc, que reste-t-il aux Sahraouis ? Soit l'intégration dans le royaume du Maroc, avec le statut proposé par le roi d'une très grande autonomie. Soit poursuivre la bataille diplomatique et politique à l'ONU, en essayant de trouver de nouveaux alliés, soit poursuivre cette guérilla diplomatique et politique pour avoir une reconnaissance. La décision américaine est-elle un choix personnel de Donald Trump ou s'agit-il d'un changement de cap de la politique étrangère des Etats-Unis concernant le dossier sahraoui ? Les deux, je dirais. Parce qu'il est vrai que c'est un engagement personnel de Donald Trump sur lequel il a beaucoup misé, et son gendre Jared Kushner, qui a obtenu cet accord, a aussi beaucoup pesé. De toute manière, c'est une modification de la diplomatie et de la perspective diplomatique des Etats-Unis. On savait que Donald Trump était un personnage assez fantasque, pas très lisible et pas très fiable. Mais quand même, aucun chef d'Etat n'était allé aussi loin, en reniant la parole des Etats-Unis qui, encore une fois, je le rappelle, sont signataires de la Charte de l'ONU. Donc, Washington est également tenu par les résolutions de l'ONU. Là, il y a eu une rupture. Dans cet affolement que connaît le monde aujourd'hui et dans cette accélération stratégique, évidemment il faut tenir compte de cette nouvelle embardée diplomatique de la part des Etats-Unis. Quels risques représente cette décision américaine sur la région de l'Afrique du Nord, notamment sur le plan sécuritaire ? Sur le plan sécuritaire, franchement, je crois que cela ne changera rien. La reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara lui permet d'étendre son influence sur ce territoire. Parce que là il y a 140 000 m2 qui reviennent dans l'escarcelle du Maroc, même si dans les faits c'était déjà le cas. Deuxièmement, je crois que cela ne changera pas grand-chose, mais une question se pose : quelle sera la réaction de l'Algérie, parce qu'on l'attend toujours ? On n'a pas entendu les membres du gouvernement, le ministre des Affaires étrangères et le président s'exprimer sur ce sujet. Quelle est la volonté de l'Algérie sur cette question du Sahara ? Evidemment, je connais la réponse : c'est l'ONU. Mais bon, et au-delà de cela ? Et puis, l'autre question qui me paraît beaucoup plus importante pour l'avenir, non pas seulement de l'Algérie et du Sahara, mais de toute la région du Maghreb, c'est l'intégration régionale. C'est enfin de se mettre d'accord autour d'une table, de négocier sur une véritable intégration de l'UMA (Union du Maghreb arabe), pour que cela devienne une réalité. C'est le seul moyen que nous avons pour faire face à la mondialisation et aux menaces multiples qui touchent aujourd'hui le Maghreb. Je ne parle pas uniquement du terrorisme, mais aussi de l'économie. Je parle aussi des questions de sécurité, de contrebande d'armes et autres, et de la question de l'immigration. Il faut impérativement imaginer que l'Afrique de l'Ouest a réussi son intégration économique avec la Cédéao (Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest). Le Maghreb, c'est naturel. Si demain quelqu'un ouvre cette porte, tout le monde va s'y engouffrer, sans aucune difficulté : la même langue, la même pratique culturelle, la même religion, la même géographie, une histoire commune. Il n'y a que des avantages et que des atouts, pour être plus forts face à la mondialisation et à leurs concurrents en Europe. Et concernant les relations algéro-américaines, quel sera leur avenir ? Je pense que tout le monde attend le 21 janvier, après l'entrée en fonction de Joe Biden. Donc, on verra ce qui se passera. Encore une fois, les Américains sont comme tout le monde. Ils constatent l'absence de l'Algérie sur la scène régionale, l'Algérie qui se retrouve à la fois affaiblie, pas seulement en raison de l'absence du chef de l'Etat, Abdelmadjid Tebboune, mais également en l'absence d'un véritable projet politique et diplomatique, car on ne sait plus ce que veut l'Algérie. Alors, oui, sur le plan militaire et sécuritaire, la coopération et la collaboration entre l'Algérie et les Etats-Unis vont se poursuivre. Mais dans le fond, une question qui est importante : est-ce que l'Algérie est aussi importante aujourd'hui qu'elle l'était il y a encore dix ans, en 2011 ? Je ne sais pas. Il faut voir, observer l'évolution qu'il va y avoir dans les mois et les années qui viennent, à très court terme, pour éventuellement faire un commentaire là-dessus ou en tirer une analyse.