Par : Kamel daoud Ecrivain Entre des carrés de gazon mort écrasé par les piétinements, un vieillard est assis sur un banc public à l'est d'Oran. Son immobilité contraste avec le flux des voitures sur la route derrière son dos. D'autres bancs sont vidés et cassés comme des veufs. À l'est d'Oran, le ciel va loin quand on le suit de ce côté-ci de la ville. Contrairement à l'Ouest fermé par le Mont Murdjadjo. À un moment, ce ciel bascule dans l'infini, à la manière d'une mouette qui perfore un océan avec son plongeon fou. La route vers Mostaganem s'amenuise en escaladant les collines avec des voitures miniatures. À force de fuite, le ciel fait mal à la nuque de l'observateur. On le quitte pour retrouver des passants et son propre corps cloué au sol qui tangue. Tous les immeubles de la périphérie, partout dans le pays, se ressemblent. Ils ont les airs d'une foule figée debout à l'entrée de la véritable ville. S'y affiche une sorte d'au-delà jonché de poubelles et de routes crevées, des nids d'oisiveté et des oasis de débandade du sens. Les "Cités" ressemblent à des remorques de camions qui transportent des réfugiés entassés. On y a attendu le logement comme on avait, autrefois, attendu l'indépendance. On y a fêté la prise de possession, les clés et le déménagement comme en 62. Mais ensuite, la pierre comme le cœur retombèrent dans le vide mélancolique. Comme ce vieillard qui semble être plus mort que les véritables morts. Ses rides sont une écriture inconnue. Une guerre gagnée tue souvent le temps. Au loin, sur sa gauche, des enfants jouent, lents, entre des herbes écrasées, des emballages jetés par des consommateurs insouciants (la botanique du paradis nous dispense de l'écologie) et des sachets qui traînent des deuils incommensurables dans leurs froissements. Ils se traînent jusqu'aux statues des deux lions qui ouvrent le boulevard en "bas". Les fauves tournent le dos à tout le monde. Ils attendent le retour d'une forêt déboisée. L'homme assis est fascinant. La raison ? Son immobilité de contraste. Il ressemble à un voyageur arrivé sans savoir où, sans se souvenir pourquoi il était parti il y a des années. Rarement on réussit l'exercice de s'asseoir dans ce pays aussi parfaitement et aussi inutilement. Il faut être trop près de la mort, du deuil ou du Sahara pour atteindre la performance d'un seul caillou. Habituellement, dans ce pays, on est toujours inquiet, aux aguets et comme interpellé par des anciennes polices mentales, venues des âges de la colonisation et des royaumes médiévaux. C'est que l'espace public est angoissant pour l'Algérien, il rappelle le nomadisme et la dépossession ancestrale. L'Algérien le traverse, l'accapare, le vole, l'entoure de grillages ou de chiens, mais il n'en jouit pas dans le bonheur calme de la contemplation, la richesse de l'humilité, la quiétude du pique-nique. Toute une mémoire nous barre la route du bonheur acquis aux promeneurs solitaires. Cela vient des anciens temps : on n'a jamais possédé un pays et on nous a toujours imposé des laissez-passer entre la naissance et la mort. À peine des tentes ou des montagnes comme fortunes. Aujourd'hui qu'il n'y a plus de colons ou de rois, on en garde la peur face à la vastitude et, de l'autre côté, on en rejoue les lois coloniales. Un Algérien n'est jamais assis avec calme que dans une salle d'attente (et encore) ou en figure d'autorité derrière un guichet. S'asseoir est un exercice d'autorité ou de soumission ou d'opposition. C'est n'est pas une posture du bonheur, un prologue à la méditation qui restitue à l'univers sa texture de rideau. Je m'installe face au vieillard, car la matinée est libre et des oiseaux acérés balafrent un beau ciel lumineux. Je scrute mon vis-à-vis indifférent. L'homme porte une djellaba ancienne qui a prouvé sa capacité à vaincre les hivers et la mort depuis des siècles. C'est un tissu à mi-chemin entre la pierre et la fourrure. Le vieillard doit être à un moment entre deux virements de sa retraite à la poste. Ce creux du mois salarial qui rapproche le plus de la métaphysique ou de la mosquée. Sans famille ? Peut-être. Ou peut-être que la solitude provisoire est tout ce qui lui reste de sa mémoire de célibataire d'autrefois, de l'époque où la vie était un commencement. Triste ? Non, seulement ridé. Pas trop âgé car, dans le pays, on naît souvent avec cet âge minéral et on le garde longtemps : vieilli mais alerte, méfiant mais las, immobile mais agité, ferme mais sans but. L'homme a l'image du "bon peuple" que s'est inventée la longue tradition intellectuelle gauchisante maghrébine. Celle née du croisement du volontariat (pagsiste ou boumediéniste) et du dé-colonial permanent. "Le peuple." Que ce mot m'est incommodant ! Il ressemble à une affection en vrac, un amour trop abstrait pour ne pas basculer dans l'onanisme. Dans le discours, ce "peuple", on se l'arrache comme un argument sacré, comme le poil du menton d'un prophète. C'est la pente naturelle de l'idéalisation par la culpabilité chez l'intellectuel autochtone. Et encore plus accentuée s'il vit à Paris et se croit investi de la mission de refaire la guerre de Libération imaginaire. Ce vieil Oranais, on se l'imagine délicieusement victime, dépossédé, volé, naïf et trompé, héroïque et élémentaire comme la nature et le tracteur du socialisme. C'est ce qui nous échoit des années communistes : une empathie idiote et simpliste envers la tendre abstraction. Le populiste algérien comme l'intellectuel urbain raffolent, l'un de rejouer le libérateur et l'autre le délégué, quand il croise "le peuple", c'est-à-dire le premier paysan typé. Il s'avère, cependant, que "le peuple" est souvent un selfie solitaire. Je connais cet homme qui m'ignore selon son droit et sa vie ? Non. Il est juste le portrait en creux de mon univers. Si je suis riche, il peut jouer à incarner ma culpabilité ou mon mépris. Si je suis trop intellectuel, il va incarner la matérialité historique de mes convictions. Si j'ai des angoisses œdipiennes, il va illustrer ma névrose de la paternité ou filiale, selon ma génération. En fait, cet homme je n'irai pas lui serrer la main, ni m'enquérir s'il a un toit ou des cheveux en guise de maison. Mon engagement est une abstraction enthousiaste. Dans mon élan, je peux me lever et me serrer la main à moi-même, m'écrire un texte ou un slogan, puis rentrer chez moi absous de la "bleuite" contemporaine et de la mauvaise conscience. Ce qui importe, c'est cette chronique, de l'écrire, le fait de parler du vieillard, à sa place ou de le croire symbolique, d'y rejouer la culpabilité ou le mandat et d'affirmer une intimité pour le croire solidarité. En fait, je m'y ausculte moi-même, dans la splendeur narcissique de mes convictions, militantismes ou ablutions politiques. En vérité, il n'y a rien de magnifique ni de détestable chez cet homme. Il est autrui. Son côté "paysan" ne l'absout ni le magnifie. Tout se passe dans ma tête. Ou sur mon "mur" ou dans les deux boulevards centraux de ma ville côtière... Je ne ressens rien que mes idées, l'univers interstellaire de mes convictions que j'habille d'une djellaba. "Le peuple", c'est ma solitude maquillée en foules. C'est mon meilleur monologue. Je me lève. J'ai déjà mon sujet. Le vieillard retombe dans son puits.