Par : Me Aziz Moudoud Avocat au barreau de Tizi Ouzou
Militant avisé, syndicaliste intransigeant, démocrate impénitent, avocat redoutable et un patient discipliné. Il était fédérateur de toutes les énergies positives, un homme de paix et de dialogue" Maître Ali Yahia Abdenour vient de tirer sa révérence dans la discrétion et la dignité. Comme une étoile qui s'éclipse, il nous quitte sans fanfare ni tambour battant. Du village de Lemkherda de l'ancienne commune mixte de Michelet où il a vu le jour, au cimetière de Ben Aknoun où il repose en paix, il n'a pas cessé de mener une lutte implacable pour défendre "la dignité humaine". Une vie entière dédiée à la défense des droits humains et les libertés. Du haut de ces cent ans, il a tout vu. Un témoin privilégié qui a traversé le temps et marqué son passage d'une empreinte indélébile. La fatalité est une chimère. Les destins se construisent, les libertés s'arrachent, l'aisance se gagne et les statuts se méritent au prix d'une volonté inébranlable et de grands sacrifices. Pour le jeune Abdenour, forcer le destin et sortir du statut de l'indigène n'était pas un simple rêve d'enfant. Le temps lui a donné raison. De la beauté pittoresque des montagnes du Djurdjura enneigéés et de la misère matérielle qui s'y accroche, il en garde la chaleur humaine, la solidarité et l'entraide (Tiwizi) face à l'adversité commune, la résilience et la sagesse (Tamusni) dispensée gracieusement par des amusnaw dans les agoras du village notamment "TajmaƐt" où les rhéteurs sont adulés par l'assemblée, leur éloquence éblouit (Bu yiles, medden akw ines), leur dialectique convainc car le logo est souvent convoqué (A yahbib a laƐqel). C'est ce qui a conduit un grand esprit avisé, un militant nationaliste clairvoyant membre fondateur de l'Etoile Nord-Africaine, en l'occurrence Imache Amar, à s'insurger contre le colonialisme et, subséquemment, contre l'autoritarisme de Messali Hadj, en criant haut et fort qu'il y a plus de démocratie dans la Djemâa que dans toutes les assemblées dites modernes. L'enseignement de Ccix Muhend U Lhocine féconde les esprits, insuffle la sagesse, règle les conflits et consolide la paix sociale. Celui de Muhend U Mhend souffle la liberté, l'indépendance, la transgression des interdits et les sillages dogmatiques. Oui, chaque société a ses mythes fondateurs, ses femmes et ses hommes repères. Les conditions spatiotemporelles en constituent le cadre d'où peut jaillir tels des astres un philosophe comme Voltaire et un poète comme Rimbaud. En plus de cette culture ancestrale foncièrement orale, Ali Yahia Abdenour a eu le privilège de la scolarité et l'accession à un savoir livresque indéniablement remarquable pour l'époque. Le BEG élémentaire met le détenteur à l'abri du besoin et lui assure à coup sûr une vie relativement décente. La philosophie des lumières, les humanités classiques et la rationalité puisées dans ses lectures ont renforcé ses intuitions, élargi ses horizons et façonné son être. C'était dans ce climat qu'a évolué Ali Yahia Abdenour, séduit par le message de Jugurtha, l'esprit des lois de Montesquieu et les bienfaits de la science de Pythagore à Claude Bernard. Très tôt, gagné déjà par les idées indépendantistes du PPA-MTLD qu'il a fini par rejoindre dans les années quarante, il adhère au FLN pour participer activement à la lutte pour l'indépendance du pays. Il était d'abord instituteur. Contraint à parcourir quotidiennement le trajet de son village natal jusqu'à Souama avec la vitesse d'Achille pour dispenser, dans une école de fortune, quelques lumières aux enfants d'indigènes comme lui, n'ayant comme viatique qu'une galette d'orge, quelques figues sèches et parfois quelques œufs durs rangés soigneusement par sa mère dans une musette qu'il portait en bandoulière. Mais il ne ménageait aucun effort pour transmettre à ses élèves un rudiment de savoir avec passion et dévouement dans l'espoir de les extirper de leur condition de bergers. Sa passion de défendre les humbles le mène au syndicalisme jusqu'à la participation effective à la création de l'UGTA avec le chahid Aïssat Idir. Son engagement manifeste et assumé l'expose à des poursuites judiciaires. Il a connu les affres de la prison durant la nuit coloniale et il en a subi des plus atroces à l'avènement de l'indépendance. Le rêve de participer à l'édification d'un Etat national fort le conduit au poste de ministre. Jaloux de ses valeurs ancrées, intransigeant sur les principes, il choisit de quitter les arcanes du pouvoir qui séduit, aveugle, corrompt et détourne le responsable intègre de sa vocation première et du sens de son engagement noble. Les clercs de service sont légion, lui n'était pas de ceux-là. Déçu et désabusé, il démissionne. L'âge n'étant pas un obstacle, pour quelqu'un qui était destiné à vivre un siècle, pour reprendre ses études et d'obtenir une licence en droit lui permettant de s'inscrire au barreau d'Alger. En quelques années d'exercice, il en devient un ténor. Né pour défendre, il y consacre le reste de sa vie. Convaincu que plaider dans les prétoires pour ses mandants ou défendre la cause des opprimés dans le cadre de la première Ligue algérienne des droits de l'Homme qu'il a créée avec ses camarades, obéit à la même logique et vise le même objectif, celui de combattre l'injustice sous toutes ses formes. Avocat redoutable, défenseur intransigeant, son aura dépasse les frontières du pays. Du local à l'universel, sa voix pèse, son avis compte et ses actes drainent les émules. Il devient incontournable dans les débats publics. Me Ali Yahia Abdenour incarne véritablement la défense des droits humains. Avec lui, on ne badine pas avec "la dignité humaine". A quoi rime une proclamation ou sa ratification si elle n'est pas efficace et effective ? La défense des droits humains n'est pas une simple profession de foi prononcée pompeusement devant un parterre de convertis ou un enseignement initiatique transmis dans les salons fermés mais plutôt un message exotérique destiné à un large public. En somme, il s'agit d'un combat sans relâche à mener par tous contre l'arbitraire et l'obscurantisme, en sensibilisant, vulgarisant et renforçant les rangs des militants "qui font entendre les voix des pauvres, des exclus, des marginalisés au dessus de toutes les idéologies et des clivages politiques" (Ali Yahia Abdenour, "Mon testament pour les libertés"). Quant à la profession d'avocat, que Me Ali Yahia a choisie après une longue expérience dans la vie, il lui voue une grande passion. Pour lui, plaider est un sacerdoce et une toge "ne confère pas ipso facto la qualité d'avocat" comme disait Me Serges Moureaux, l'avocat belge membre du collectif de défense du FLN durant la guerre de libération. Me Ali Yahia Abdenour est saisi intuitu personae notamment dans les procès politiques. Sa compétence avérée et sa rhétorique largement soignée ne président pas ce choix au premier chef, qui est plutôt motivé par son courage, son dévouement et son abnégation. L'histoire retiendra qu'il s'était engagé bénévolement dans la défense des militants de la cause amazighe en 1980 quasiment seul. Il a défendu égalemen les islamistes, les benbellistes, les démocrates, les féministes, les militants de gauche et de l'extrême gauche ... etc., parce que l'avocat est incontournable. Pauvre ou nanti, quidam ou nobéliste, satrape ou vulgum pecus, le citoyen a besoin de recourir à l'auguste magister d'un avocat dès qu'il devient justiciable a fortiori, quand l'action publique est déclenchée par le parquet sur injonction du pouvoir exécutif à dessein inavoué de contenir une voix discordante et de neutraliser la contestation sous toutes ses formes. Etendre le droit à la défense à tous les justiciables étonne certains esprits et offusque tant d'autres, mais pas Me Ali Yahia Abdenour qui ne voit aucune aporie inhérente au droit de la défense qui demeure un principe sacro-saint garanti pour tous, abstraction faite de la couleur de la peau, du sexe, de la race, de la condition sociale, de l'obédience idéologique et de la chapelle politique. Sans la détermination de Me Ait Larbi Mokrane, l'infortuné Benyoucef Mellouk, qui était à l'origine de l'éclatement de l'affaire des magistrats faussaires, serait dans l'isolement total. Et K. Habiba convertie au christianisme de connaître la poursuite pénale et l'infamie réservée aux apostats. Elle se sentirait sans doute seule, n'était la plaidoirie audacieuse de Me Kheloudja Khalfoun. Face aux arrestations arbitraires récurrentes, les détenus dits du Hirak seraient livrés à eux-mêmes sans l'engagement d'un collectif d'avocats bravant les dangers et défiant la doxa. Ne s'exposeraient-ils pas eux-mêmes à la foudre du pouvoir qui veut "couper la langue à ces hauts parleurs ... qui ont conservé leur indépendance en toutes circonstances et leur liberté de paroles ?" (Ali Yahia Abdenour, "Mon testament pour les libertés") parce qu'ils sont accusés surtout de partager la conviction de leurs clients "et même leur idéologie" (Ibid). Me Ali Yahia Abdenour a toujours exercé la profession d'avocat dans le respect de l'éthique et de la déontologie. Il a fait honneur au barreau. La justice, pour lui, ne doit être ni laxiste ni démesurément répressive ni vindicative mais seulement juste. Et la vocation de la défense n'est pas d'assurer l'impunité mais de garantir aux justiciables un procès équitable et de faire obstacle à l'arbitraire. La singularité de Me Ali Yahia Abdenour réside dans sa constance et cette capacité à résister aux tirs croisés sans fléchir et sans renoncer à sa profonde conviction qui est aux antipodes d'une "défense sectaire". Plaider pour un islamiste notoire au grand dam des laïcs, défendre un célèbre démocrate au risque de heurter la sensibilité des adeptes du "Khalifa", ne constitue nullement un signe d'incohérence. Fustigé par les uns, voué aux gémonies par les autres, il n'en a cure. Cette situation nous renvoie, toute proportion gardée, à l'exemple de Me Jacques Isorni, qui a connu sans doute le poids de la solitude et le regard incompréhensible et indulgent des autres. Car, qui oserait, à la fin de la Seconde Guerre mondiale et dans l'euphorie de la victoire des Alliés et la sublimation de la résistance, accepter d'affronter la vox populi et de défendre le maréchal Pétain, héros de Verdun, tombé en disgrâce et symbolisant la capitulation ? C'était à ce titre que Me Isorni méritait les éloges de ses paires. Viscéralement amazigh, éminemment universaliste et profondément humaniste, Me Ali Yahia Abdenour est un être multiple qui s'est construit au fil du temps en s'ouvrant à l'autre sans oublier qu'il est intrinsèquement de quelque part. Constamment humble, résolument hostile à toute sorte d'embrigadement, imperméable aux diverses séductions venues du pouvoir, rétif au confort grossier, sa modeste demeure s'ouvrait généreusement à tous les militants de toutes obédiences confondues, alors qu'un conflit l'opposait à l'administration qui lui déniait, abusivement, l'accès à la pleine propriété bien que toutes les conditions de cession soient réunies au regard de la loi, au moment où des villas luxueuses sont cédées à un dinar symbolique à des personnes dépourvues de toute légitimité. Homme pieux, traversé par la rationalité. La vision logocentriste de ce bas monde n'a pas ébranlé sa foi qu'il pratiquait sans ostentation. Il n'a pas défroqué. Conciliant les impératifs de la foi avec les exigences de la raison, appréciant goulûment la vie en invoquant l'au-delà avec ferveur et sans ambivalence aucune. Il était en paix avec soi-même un siècle durant. N'est-ce pas que la spiritualité est une expérience intime et personnelle ? Les affaires de la cité ne peuvent être gérées par des oukases transmis par des porte-voix du Tsar, ni par des psaumes récités en cœur par des cordeliers reclus dans des chapelles ... ne connaissant de la musique que le cliquetis des armes et le son de cloche et de l'enseignement que la scolastique et l'art de la guerre. Militant avisé, syndicaliste intransigeant, démocrate impénitent, avocat redoutable et un patient discipliné. Il était fédérateur de toutes les énergies positives, un homme de paix et de dialogue qui n'a jamais tenu rigueur à ses détracteurs et qui appelait sans cesse à l'union et la fraternité parce que "la concorde donne la force à ce qui en manque, la discorde détruit la puissance la plus grande" (Salluste, "la guerre de Jugurtha"). Ceux qui tentent de réduire son combat par des raccourcis se heurtent lamentablement à son "Testament pour les libertés". Point d'équivoque quant à sa conception du combat pacifique pour la démocratie, la liberté de conscience, de culte et d'expression, l'égalité entre les citoyens, la place de la femme, le statut de TamaziƔt (langue, culture et identité), le rôle de la Kabylie, les médias et l'indépendance de la justice. Dans sa lettre ouverte au système politique algérien, il conclut "Liberté ! Ce sera mon dernier mot". Oui, Ali Yahia Abdenour était un résistant intrépide et un humaniste invétéré. Il a résisté au froid glacial et la chaleur torride, à la faim et à la soif. Il a résisté à la vindicte et la calomnie. Il a résisté aux affres de la prison, aux séductions du pouvoir et à la maladie. Inlassablement droit et majestueusement digne. "Abdenour Nath Ibrahim" n'a jamais tourné casaque. Sa place est désormais parmi les éternels mais pas dans une pyramide ni dans l'acropole ni même dans le carré des martyrs mais tout bonnement dans la mémoire des humbles, l'idéal "panthéon" des justes où peuvent-ils reposer en paix et échapper à l'oubli pour l'éternité.