Dans cet entretien, l'historien Amar Mohand-Amer revient sur la symbolique du jour de l'indépendance, le 5 Juillet 1962, et l'insurrection citoyenne du 22 Février 2019 qui s'inscrit, dit-il, en continuum du mouvement national. Liberté : Que représente le 5 Juillet aujourd'hui ? Amar Mohand-Amer : Cette année, la célébration semble particulière. Depuis Février 2019, l'Histoire a été portée par la dynamique du Hirak. Dans cette ferveur et articulation, à la fois, avec ce passé proche et ses acteurs, les dates historiques (1er Novembre, 5 Juillet, etc.) sont devenues pour les marcheurs et militants du Hirak des "moments historiques" et l'expression collective d'une reconnaissance et d'identification au combat et aux sacrifices des jeunes de Novembre 54 et de la Guerre de libération nationale. Ce court préambule montre que les célébrations ne sont jamais anodines. Reste que le 5 Juillet, date officielle de l'indépendance nationale, constitue une balise symbolique et psychologique, pour nous Algériens et Algériennes. Il représente ainsi l'acte politique et salutaire par lequel, il a été mis fin à la "nuit coloniale" (Ferhat Abbas). Aussi, est-il important de continuer à célébrer le 5 Juillet, à se souvenir et témoigner. L'importance que lui a donné le Hirak et sa jeunesse est la meilleure preuve que nous sommes passés des célébrations folkloriques et désincarnées à une jonction entre ceux qui ont libéré le pays et ceux qui cherchent à poursuivre le combat pour la dignité et la démocratie. Pendant deux ans, des portraits de figures de la Révolution ont été brandis lors des marches du Hirak. Quelle signification donner à cela ? Dans le même ordre d'idées avec ce qui précède, la jeunesse du Hirak est dans le continuum du mouvement national et de la Guerre de libération nationale. Les portraits brandis dès le début du Hirak et tout au long des marches informent sur ce lien très fort qui relie ces trois "moments historiques". Cependant, sur le plan symbolique et politique, il s'agit également de se réapproprier ce passé et cette histoire. C'est en cela qu'il faudrait, à mon avis, analyser cette omniprésence de ces portraits et figures de la guerre et du mouvement national. C'est finalement une question de rencontres entre générations ou catégories de jeunes ; le dénominateur commun étant le sacrifice. C'est pour ces raisons que dans le Hirak, ces portraits sont restés comme si c'étaient des messages que la jeunesse du 22 Février 2019 envoyait à celle de Novembre 1954. Messages dont la signification renvoie à une société en mouvement ; certes inscrite dans le présent, mais bien ancrée et amarrée aux luttes politiques et sociales d'avant. Ce continuum, me semble-t-il, est perçu par la jeunesse du Hirak comme un legs et un témoin. Pourquoi le rapport à l'Histoire demeure-t-il aussi sacré ? En témoignent toutes les polémiques surgissant autour de faits d'histoire... Le rapport à l'histoire n'est pas sacré en lui-même, mais on peut sacraliser l'Histoire, tout comme ses acteurs. On peut, également, se contenter de l'histoire officielle ou de mythifier le passé. Cela étant dit, il est important de souligner qu'à chaque fois qu'on prend des libertés dans la narration du passé — ce qui peut se faire librement dans le cinéma ou la littérature, par exemple —, la réalité historique est écornée et devient l'objet de distorsions et de manipulations, le plus souvent d'une façon polémique. Dans notre pays l'Algérie, on assiste, non pas à une sacralisation ou désacralisation de l'histoire, mais à un autre phénomène, beaucoup plus sournois et dangereux. Il s'agit d'alimenter un nouveau "marché", en l'occurrence celui de "l'histoire et de la mémoire", présent et solide, avec ses entrepreneurs mémoriels que favorisent des médias peu enclins au travail et à la recherche scientifique. Les différentes polémiques ne cherchent donc pas à donner à l'histoire nationale une assise, ni ne participent à sa promotion ou à sa valorisation. L'enjeu de ces dissensions ou ressentiments mémoriels est plus dans la volonté de fabriquer une nouvelle histoire "officielle" ou bien un récit national anhistorique, le plus loin possible du débat académique. Donc, on ne sacralise pas, mais on émiette le récit national et on le travestit.