Le nouveau cimetière dédié aux martyrs des incendies devient un symbole de la profonde douleur du village meurtri. Un espace où sont enterrés non seulement des personnes, mais aussi des rêves et des espoirs. Un cimetière d'où l'on ne revient pas émotionnellement indemne. Tout au long de la ruelle qui traverse, de bout en bout, le village d'Agoulmim, des hommes et des femmes, la mine défaite, s'affairent, en cette matinée du mercredi 18 août, qui à nettoyer, qui à s'approvisionner en eau, qui à rétablir le courant électrique et le gaz et qui encore à accueillir les donateurs qui continuent d'affluer de partout. Comme par enchantement, des éclats de rire d'enfants sont audibles au loin. Sous le préau de la mosquée, une cinquantaine de garçons et de filles ont été réunis autour d'un clown et de psychologues venus accompagner leur retour au village. Durant plus d'une heure, leurs rires semblent soulager les cœurs brisés des adultes et repousser la chape de tristesse qui recouvrait ce petit hameau d'Ikhlidjen qui tente désormais de revenir à la vie. Avec le retour progressif de ses habitants évacués, Ikhlidjen avec ses quatre hameaux, Imathouken, Ath Ali, Agoulmim et Taourirt Lalla, tente, tant bien que mal, de reprendre vie, mais il suffit de quelques regards, de quelques mots et de quelques échanges pour mesurer toute la difficulté que représente ce retour au village. À la vie. "À l'arrivée des flammes qui nous ont surpris dans la matinée du mardi 10 août, les habitants, dans leur fuite, se sont éparpillés un peu partout et on ne savait pas trop qui allait-on revoir et qui dont on apprendrait de mauvaises nouvelles. À présent, la plupart de nos morts sont inhumés, la plupart de nos blessés identifiés et les autres reviennent progressivement", nous explique un jeune du village, le regard vide. "La vie reprend peu à peu, mais ce n'est pas facile !", dit-il. Davantage pour les enfants évacués au moment où le village était encore verdoyant et qu'ils ont retrouvé entièrement calciné à leur retour. L'apocalypse est passée par là et le village n'est plus le même, mais le plus difficile, c'est surtout lorsque les petits commencent à interroger leurs parents sur ce qui s'y est passé. Des moments, entre autres, que Mohand Belkalem dit redouter le plus. Voulant immortaliser le moment du retour de son fils évacué vers Bouira, Mohand, qui a choisi de rester au village pour le défendre alors sous un déluge de feu, a finalement gardé dans son téléphone une de ces scènes que les habitants d'Ikhlidjen appréhendaient le plus, mais qu'il continue de visionner comme pour ne pas fuir cette triste réalité. La vie reprend peu à peu, mais... À peine a-t-il mis les pieds au village, le petit Chabane, de retour de Bouira où il a été évacué à l'arrivée de l'incendie, demande innocemment à son père des nouvelles de son camarade d'école. Le silence s'installe. Son camarade a péri dans l'incendie, nous explique Mohand avant de nous montrer, parmi les enfants réunis autour du clown, Mebarek, le petit enfant, rescapé d'une famille décimée, désormais pris en charge par ses oncles. Comme tous les autres enfants, il souriait en recevant des jouets offerts par les membres d'une association qui accompagnait les clowns et les psychologues. Interrogée, la psychologue, le Dr Nabila Ferradji, venue de la région de Maâtkas où elle a un cabinet, explique qu'il faut absolument que tous ceux qui ont vécu ce drame "extériorisent pour éviter des maladies post-traumatiques". "C'est ce à quoi nous devons les aider", dit-elle expliquant que la particularité avec les enfants, c'est qu'ils n'ont pas compris tout ce qui s'est passé. "Les enfants ont surtout peur que ça se reproduise, et ça peut les stresser, donc il faut qu'on leur explique que ça ne se reproduira pas, même si on ne sait pas si on ne vivra plus d'autres catastrophes", a-t-elle encore précisé non sans laisser entendre que la mission de prise en charge psychologique est de longue haleine. "En psychologie, on ne peut pas établir de constat à la première rencontre. Il faut plusieurs séances. Nous n'avons pas encore assuré de séances individualisées avec les enfants et même avec les adultes pour pouvoir établir un état des lieux psychologique. Il faut un suivi sur au moins une année pour cerner leurs problèmes, effectuer les dépistages nécessaires", a-t-elle évalué, soulignant, toutefois, ne pas pouvoir prendre tout le monde en charge en même temps, mais plutôt les cas les plus urgents. "On compte privilégier les thérapies de groupe pour les familles les plus affectées et les enfants qui ont perdu leurs parents. Il faut un travail continu, mais quand il y a prise en charge, il y a toujours un résultat positif à la fin", rassure-t-elle. Pour mesurer, justement, l'ampleur du drame qui a frappé Ikhlidjen, c'est vers le lieu de l'inhumation de leurs martyrs qu'ils nous conduisent. Dix-neuf tombes sont alignées, les unes aux côtés des autres, avec, chacune, une plaque en bois indiquant le nom de la victime. Seule une tombe est encore vide. Elle attend d'accueillir Ighmoracène Sekoura. Trauma "Son cadavre est encore à l'hôpital, on ne comprend pas pourquoi on ne nous le remet pas ?", s'interroge un habitant pour qui ce nouveau cimetière dédié aux martyrs des incendies devient désormais le symbole de la douleur du village. Un espace où sont enterrés non seulement des personnes, mais aussi des rêves et des espoirs. Ce cimetière dont on ne revient pas émotionnellement indemne a accueilli dans ses entrailles le corps de la petite Cérine, âgée à peine de 8 mois, morte carbonisée avec sa mère et son père Salem Ighmoracène, ceux des deux sœurs Bensalem Djouher et Sarah, qui venait d'avoir son bac, retrouvées accrochées à leur mère. Puis encore ceux d'Amar Amalou qui rêvait de devenir footballeur professionnel et qui a déjà effectué sa première présélection à la JSK, mais qui est mort carbonisé avec son frère Mokrane et son père Mourad. Il y a aussi celui de Karim Taouche, ce jeune qui tentait de sauver la chèvre du village et de nombreux autres encore. Neuf d'entre eux ont été retrouvés carbonisés au même endroit : au lieudit "Kalitous", près de la RN15 durant cette journée du mardi noir du 10 août. Comment en est-on arrivé là ? "À l'arrivée de l'incendie à Taourirt Mokrane, le lundi soir, nous avons évacué tout Ikhlidjen. Une bonne partie des habitants a passé la nuit à la salle des fêtes se trouvant sur la RN15. Avec l'accalmie enregistrée le lendemain matin, les habitants voulaient regagner le village, mais voilà qu'un incendie monstre surgit tel un dragon crachant des flammes et prend tout le monde par surprise", nous raconte Mohand Belkalem. "Je faisais la navette pour évacuer tous ceux que je trouvais sur mon passage, mais hélas, tout est allé tellement vite", nous raconte Akli dont une partie de son véhicule 4x4 a été sérieusement touchée par les flammes, et son second véhicule, une Mercedes laissée au village, a été réduit en cendres. "Le véhicule à bord duquel tentait de fuir une partie de la famille Ighmoracène s'est renversé après avoir pris feu et tous les passagers sont morts carbonisés", raconte-t-il, soulignant que les hameaux mitoyens ont également enregistré des morts. "Nous comptons également plus d'une dizaine de grands brûlés qui sont entre la vie et la mort", nous précise Mohand. Aujourd'hui, Ikhlidjen, qui n'était plus qu'un village fantôme depuis une semaine, reprend vie et chacun tente de panser ses blessures, mais le souvenir de cette tragédie semble les hanter à jamais. "Je n'aime pas voir repartir tous ces gens qui nous rendent visite la journée. Ici, la nuit nous fait peur", dira Mohand Belkalem dont la cousine vit une situation encore plus désastreuse. Après l'incendie de la maison qu'elle partage avec ses quatre enfants dont deux en bas âge, Meghnia Belkalem vit, désormais, en pleurs mais silencieuse, au milieu des décombres et d'une maison sans toiture. Une situation à fendre un cœur même en acier. De retour de cette maison en ruine, une femme en larmes traverse la place. Elle revient de l'oliveraie calcinée, entretenue des dizaines d'années durant par son défunt mari. Nous quittons Ikhlidjen et tout au long des quelques kilomètres qui séparent ce village du chef-lieu, Larbâa Nath Irathen, des dizaines de familles, visiblement traumatisées, préfèrent occuper encore les bas-côtés des routes.