Yasmina Khadra revient avec “l'Attentat”, un roman surprenant, fort, qui vous prend aux tripes, un roman sélectionné pour deux prix : le Goncourt et le Renaudot. Ce qui rend grâce au talent de Yasmina Khadra qui en parle dans cet entretien. Liberté : Vous venez de signer un autre roman, identique aux autres par cette extraordinaire capacité que vous avez de sonder l'âme humaine, mais si inattendu et surtout différent par la réflexion qu'il suscite… Yasmina Khadra : J'essaye d'évoluer. La littérature identitaire ou de protestation n'est pas porteuse de grandes espérances. Parce qu'elle se complaît dans la revendication elle réduit considérablement sa marge de manœuvre. Or, la littérature, la vraie, est en perpétuelle extension. Elle repousse sans cesse les limites de l'inventivité et se nourrit des espaces vierges, les investit puis s'en crée d'autres, plus grands et prometteurs. Elle échappe aux phénomènes de mode, se soustrait à la facilité et s'inscrit dans l'exigence. C'est un énorme travail sur soi-même qui transparaît à travers une écriture transcendante, par moments révolutionnaire, constamment insatisfaite, avide de renouvellement. Je suis à l'aise dans cette quête forcené d'univers nouveau. C'est pour moi une belle aventure, passionnante et éprouvante à la fois, comme une expédition vertigineuse qui me happe dès la première majuscule que j'érige jusqu'au point final de mon histoire. L'Attentat poursuit ma volonté d'avancer, d'aller plus loin dans mes performances littéraires, de surprendre mon lectorat. C'est aussi une façon de consolider mes convictions. En me mesurant à des sujets graves et dangereux, au risque de me casser les dents, je mets à l'épreuve ma maturité d'écrivain. Ce n'est qu'à ce prix que je conjure mes doutes. Un sujet tabou, non ? Peu d'écrivains arabes ont abordé la question comme vous l'avez fait sans les habituels clichés ? Je n'ai pas lu tous les écrivains arabes ayant abordé cette question, donc, je ne suis pas bien placé pour juger leurs travaux. Je dirais simplement que les romans que j'ai lus, arabes, israéliens ou autres, ne m'ont pas convaincu. Tous privilégient la confrontation juif-palestinien et, naturellement, en défendant des thèses radicalement opposées, cèdent, par endroits, aux discours ambiants qui, finalement, n'apportent ni éclairage objectif sur le malentendu ni la possibilité d'une solution. Dans l'Attentat, j'ai cherché à éviter ce piège. À la place de la confrontation, j'ai choisi d'installer le conflit dans l'intimité d'un couple apparemment heureux. Et au lieu de recourir aux traditionnels antagonismes, j'ai chargé un personnage de les incarner tous : le Dr Amin Jaâfari est Israélien d'origine arabe. Tout un programme. Ensuite, je me suis défait des stéréotypes en vogue. Le Dr Jaâfari n'est pas un Arabe miséreux, livré à un quotidien cruel et imprévisible. C'est un éminent chirurgien, un notable de Tel-Aviv, un Arabe qui a parfaitement réussi son intégration. Je crois que toute l'originalité de mon roman se situe à ce niveau-là. Mais quel a été le déclic du livre ? Disons que je n'étais pas bien dans ma peau. J'étais en colère contre la guigne qui me collait au train, contre l'incompréhension, souvent supposée, qui sapait mes efforts d'écrivain. Un moment, j'étais à deux doigts de tout laisser tomber. Boudé par les médias en France, j'assistais, impuissant, à mes romans, pourtant excellents, finir en bide. C'était trop injuste. Pourtant, je brassais large ailleurs, en Italie, en Allemagne, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, un peu partout dans le monde. J'avais toutes les raisons de sauter au plafond, mais je ne supporte pas d'être pris pour un faux jeton. Je n'en suis pas un, j'ai trop de noblesse pour vendre mon âme au diable, trop de talent pour n'être qu'un scribouillard à la solde d'un fumier ou d'un groupe de salopards. Pour protester contre tout ça, j'ai décidé de frapper fort et juste. Il me fallait écrire un roman imparable. Alors, je l'ai écrit. Je me devais de savoir si j'étais vraiment le romancier que je croyais être ou bien un pauvre mégalo comme il y en a par contingents entiers dans les cercles littéraires. Vos personnages, palestiniens et israélites, se côtoient dans ce roman sur un fond de conflit et de violence mais ils s'estiment, travaillent ensemble et sont même amis. En somme, des personnes ordinaires… Justement, cet ordinaire n'est-il pas un peu forcé ? Les choses ne semblent pas se passer ainsi en réalité… C'est une erreur de penser que les Israéliens et les Palestiniens sont incapables de cohabiter. Les rapports journalistiques se concentrent sur les effets du conflit, spectaculaires et rentables sur le plan de l'audimat, et ne s'intéressent pas à ce qui passe derrière les écrans de fumée et les attentats. Le romancier, justement, ne s'arrête pas en si bon chemin. Il ne ferme une porte que pour en ouvrir d'autres. Ne se contentant pas de ce qu'on lui donne à voir, il préfère chercher de son côté, guidé par sa lucidité et sa probité intellectuelle. C'est ainsi qu'il débouche sur des terrains d'entente que les chasseurs de scoop ne voient pas. Vous aimez bien relever les défis. L'Attentat est courageux, ne craignez-vous pas que votre personnage principal, qui affiche une indifférence face à la lutte de son peuple, ne soit un mauvais “sujet” ? Certains lecteurs lui en veulent. D'autres compatissent à sa douleur. C'est la preuve que c'est un personnage vrai, campé avec un maximum d'intelligence. Je me suis mis à sa place et je suis parti de tout ce qui le différencie des autres. Un chirurgien de renom, notable de Tel-Aviv, habitant une superbe villa dans le plus chic quartier de la ville. Follement amoureux de sa femme. Refusant de prendre part à la guerre qui oppose son peuple d'origine à son peuple d'adoption. Puis, sans crier gare, son beau monde s'écroule et il devient le centre même du conflit. Comment allait-il réagir ? Je me suis mis dans sa peau. Ce personnage m'a donné plus de fil à retordre que Zane ou Salah l'Indochine. Il fallait qu'il soit convaincant sous tous les angles. Voilà pourquoi il est haïssable et pathétique en même temps, comme la guerre qui sévit autour de lui. Le docteur Amine, personnage tourmenté, est certes horrifié quand il découvre que sa tendre femme est un kamikaze. Sa quête est légitime mais pourquoi l'idée obsessionnelle d'une probable infidélité de sa femme alors que le décor ne s'y prête pas ? Toute la crédibilité du personnage se joue à ce moment précis. Le malheur qui le frappe ne l'a pas éveillé à lui-même. Il est resté aveugle, obstinément tourné vers sa petite personne, narcissique et égoïste. Il s'agit de quelqu'un qui a réussi à se construire une aura à la force de ses poignets. Parti de rien et arrivé au sommet d'une gloire professionnelle et amoureuse, il considère toute fausse note dans son chant de sirène comme une atteinte à son intégrité. Vous écrivez : “Il te restera toujours tes rêves pour réinventer le monde que l'on t'a confisqué”, et pourtant, vous décidez que pour le docteur Amine, il n y aura ni rêves ni monde. Une fin inattendue, est-ce une inspiration guidée par la complexité du conflit israélo-palestinien ? Je n'ai pas voulu conclure par une happy-end. Ça aurait été me couvrir de ridicule. Ce qui se passe au Proche-Orient est gravissime. Ça ne servirait à rien de se conter fleurette. Il faut regarder les choses en face : c'est la décomposition tous azimuts. Puisque mon livre a choisi de se concentrer sur le gâchis, et non sur le tort, je me devais de finir sur un drame regrettable, absurde. De cette façon, je donne à réfléchir. Le roman a touché de nombreux lecteurs, y compris les Israéliens et les pro-Palestiniens. N'est-ce pas encourageant ? On vous a déjà dit pourquoi Kaboul et maintenant pourquoi la Palestine, comme si un écrivain algérien ne peut écrire que cantonné dans une certaine limite géographique. Lui refuse-t-on l'accès à l'universalité ou à l'écriture universelle ou cela dénote-t-il pour vous une sorte d'apartheid littéraire ? Je vous l'ai dit, je refuse de m'enfermer dans une littérature endémique. Je suis traduit sur les cinq continents et cela fait de moi un citoyen du monde. Lorsque j'écris, je m'adresse à tous les hommes de la Terre. Savez-vous que 90% de mon lectorat est occidental. Hormis les Algériens et les Marocains, les Arabes ne me connaissent pas. Au Moyen-Orient, on me lit en anglais, et personne n'a cherché à me traduire. Quand je pense que je suis traduit en Malayalam (Inde), en Catalan (Espagne), bientôt en flamand et en créole, c'est-à-dire dans des langues régionales, ça m'effraie comme c'est pas possible. Les Arabes sont hostiles au livre. Savez-vous que le journal El Hayat m'accuse de sacrifier la Palestine pour décrocher le Goncourt, thèse que le journal libanais El Manar s'est chargé de colporter avec le même enthousiasme perfide ? L'apartheid littéraire est en nous, dans le monde arabe. Nous sommes les plus grands ennemis de l'écrivain... Malgré les cinq ans d'exclusion que certains cercles parisiens m'ont infligé, regardez ce qui se passe aujourd'hui : on ne tarit pas d'éloges au sujet de l'Attentat. J'ai fait pas mal de télés, de radios, y compris chrétiennes et judaïques, toute la presse hexagonale (sauf Libération) a soutenu, salué mon roman. Cependant, je ne crois pas me souvenir d'avoir été invité par Beur TV, Berbère TV, Beur FM ou les radios communautaires de chez nous. Peut-être attendent-ils un ordre d'Alger. Dans ce cas, nous sommes fichus. Je n'en veux pas aux journalistes d'Algérie qui n'ont pas accès à mon livre, mais qu'ont fait nos journalistes installés en France pour rendre compte de l'Attentat ? Rien. Walou. Nothing. Nitchivo. On dirait qu'ils sont malheureux de voir l'un des leurs triompher de ses mauvaises passes. Non, je ne suis pas d'accord avec cet a priori. En Occident, on ne nous fait pas de cadeau. Mais lorsqu'on accouche d'une œuvre majeure, on applaudit. C'est chez nous que ça ne tourne pas rond. Durant la décennie passée, une étiquette s'est collée aux écrivains algériens ayant émergé durant cette période, celle de l'écriture de l'urgence, réfutée par un grand nombre d'entre eux, qu'en pensez-vous ? Il s'agit d'une formule crétine, qui se veut pédante, mais qui n'est qu'une fantaisie creuse et hasardeuse que certains intellectuels algériens se sont dépêchés d'adopter pour minimiser l'extraordinaire travail que je fournis. Dans la littérature, ce qui compte est le talent. Le roman ne relève ni de son volume ni du temps qu'il coûte à son auteur. Lorsque j'entends un écrivain parler de son ouvrage en insistant sur le nombre de pages, je comprends tout de suite que ce type fait dans le remplissage. Un poème, un vers suffit à faire un bonheur. Telle est la magie du verbe. Pour revenir à cette histoire d'urgence, je dirais que les gens qui l'empruntent feraient mieux d'évacuer d'urgence le monde des livres. Ce sont eux qui sont en retard d'une guerre. Bien sûr, j'ai entendu certains “lettrés” de chez nous situer mon écriture dans ce créneau. Ceux-là sont tristes à mourir, et s'ils ne changent toujours pas d'avis, c'est la preuve qu'ils sont des imbéciles. Pour ma part, ça ne me tarabuste aucunement. Si trente-six ans d'armée n'ont pas réussi à me faire rentrer dans les rangs, je ne vais pas me laisser faire maintenant que je suis libre. Brahim Llob me disait : “Si tu veux aller le plus loin possible dans tes rêves, ne t'attarde pas sur les crottes que tu écrases, car il y en aura toujours sur le chemin des justes.” Par habitude, vous créez l'évènement au Salon international du livre d'Alger, cette année votre absence a été remarquée, pourtant l'Attentat était attendu… Sincèrement, je n'ai pas imaginé une seule seconde rater ce rendez-vous. J'avais refusé pas mal d'invitations qui coïncidaient avec la tenue du Salon d'Alger dont, soit dit en passant, je fais la pub à travers l'ensemble des salons mondiaux où je me rends, de Hong Kong aux îles Canaries. Hélas ! J'apprends que je ne suis pas invité. Et dire que j'ai reporté un important rendez-vous avec un éditeur asiatique juste pour partager avec les miens quelques heures de bonne entente. Vous savez, j'ai beau tripoter les hypothèses les plus farfelues, jamais je n'arriverai à comprendre comment ça fonctionne dans la tête de certains responsables de chez nous. C'est d'une tristesse, d'un chagrin ! Mais je reste bon seigneur. Si on avait craint que ma présence gâche le plaisir de nombreux convives, ce n'est pas grave. Plutôt que gâcher la fête, je préfère en pâtir. Cependant, si l'on pense de cette façon réduire mon audience, je ferais remarquer que j'ai toujours été seul et ça ne m'a pas empêché d'introduire la littérature algérienne dans des pays où jamais le nom d'un écrivain algérien n'a été prononcé. J'ai toujours écrit dans mon petit coin. Je n'appartiens à aucun réseau, à aucun cercle. Je fais de mon mieux pour rester digne, donne le meilleur de moi-même, absolument certain de finir par toucher mon rêve le plus fou du bout de mes doigts. Je suis ce rêve algérien, féroce et pur, beau parce que généreux, grand parce que vaillant, que ni les mesquineries d'Alger ni les coups bas des chapelles racistes ne pourront briser. Je suis déjà une belle victoire sur la médiocrité ambiante, une belle revanche pour tous les Algériens qui refusent de baisser bras et pantalon en préférant une poignée de privilèges au destin des générations de demain. N. B.