"Les affaires judiciarisées de la Guerre d'Algérie représentent une infime partie des archives et ne constituent pas la principale revendication des historiens", soutient Hosni Kitouni. Liberté : La France a décidé d'ouvrir "avec 15 ans d'avance" les archives sur les enquêtes judiciaires de gendarmerie et de police de l'époque. Pourquoi maintenant, selon vous ? Hosni Kitouni : Essayons de séparer le bon grain de l'ivraie dans les déclarations de la ministre française de la Culture. Par un unanimisme qui n'étonne guère, toute la presse française a adopté les mêmes éléments de langage pour annoncer "L'ouverture des archives de la Guerre d'Algérie avancée de 15 ans" ou encore "La France va ouvrir ses archives avec quinze ans d'avance". Est-il vrai que cette mesure concerne la Guerre d'Algérie ? Il faut savoir que depuis la loi de 2008, les archives portant "Secret de la défense nationale, intérêts fondamentaux de l'Etat en matière de politique extérieure, sûreté de l'Etat, sécurité publique" sont ouvertes à la libre consultation en raison du délai prescrit de 50 ans. Oui, 50 ans ! Autrement dit, pratiquement toutes les archives de la période coloniale, y compris celles de la Guerre d'indépendance, sont aujourd'hui librement consultables à l'exception des documents frappés du tampon "secret" qui sont soumis à déclassification. Ce que Mme Bachelot annonce, c'est le raccourcissement du délai de consultation de 75 ans à 60 ans pour les archives relatives aux "enquêtes judiciaires de gendarmerie et de police qui ont rapport avec la guerre d'Algérie". Or, les affaires judiciarisées de la guerre d'Algérie représentent une infime partie des archives et ne constituent pas la principale revendication des historiens. Les historiens revendiquent que la circulaire soumettant les documents classés "secret", qui doivent faire l'objet d'une demande de déclassification individuelle auprès de l'organisme producteur, soit annulée. Cela fait l'objet des préconisations de Benjamin Stora et de plusieurs pétitions d'historiens, ainsi que d'une requête auprès du Conseil d'Etat. Or, sur cette question, Mme Bachelot n'a rien dit.
D'après vous, cette décision est-elle liée à la visite du chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian ? Bien sûr que oui ! La partie française insiste pour la présenter ainsi. D'ailleurs, les éléments de langage adoptés par Mme Bachelot vont dans ce sens. "On a des choses à reconstruire avec l'Algérie, elles ne pourront se reconstruire que sur la vérité", déclare-t-elle, en insistant pour inscrire son initiative "dans la politique de réconciliation mémorielle initiée par le chef de l'Etat, Emmanuel Macron". Cette décision va-t-elle contribuer à l'avancée dans le domaine de la recherche historique sur la mémoire ? Un document d'archive, quelle que soit son importance, n'est qu'une archive qui doit faire l'objet de recoupements, d'analyse, de contextualisation, etc. Il est un matériau pour l'historien et non l'Histoire elle-même. Le libre accès aux archives est un préalable à la liberté de l'historien. Or, aucune histoire sincère et vraie ne peut être écrite sans liberté. Toute disposition qui libère la voie aux historiens pour accéder aux archives est, par définition, une mesure bénéfique. Reste le travail des historiens. C'est pourtant une demande formulée de longue date par les historiens et chercheurs des deux rives de la Méditerranée... La revendication des historiens et des chercheurs algériens ne porte pas seulement sur les archives judiciaires françaises, celles évoquées par l'annonce de Mme Bachelot. Nous sommes doublement sanctionnés. D'abord par l'éloignement et ce qu'il entraîne comme contraintes et difficultés matérielles pour consulter les archives en France. En second lieu par les restrictions drastiques qui frappent les archives conservées en Algérie. Nous sommes donc, par rapport aux Historiens de l'autre rive, dans des conditions en rien comparables. Quelles seront les conséquences de cette décision sur l'évolution de la relation entre les deux pays ? La partie française manie l'art de la communication politique selon un agenda et des objectifs qui, me semble-t-il, ont bien plus à voir avec les prochaines élections présidentielles. Les relations entre les deux pays dépendent de facteurs économiques, politiques, géostratégiques qui pèsent bien plus lourd sur le balancier des conflits que l'Histoire. L'habileté politique est précisément de savoir réduire ces enjeux à des questions de mémoire et d'histoire. C'est ce que fait le gouvernement français, et l'annonce de Mme Bachelot en est un bon exemple.