Jusqu'à hier, 120 personnes étaient concernées sur les 1 800 interpellées. La machine judiciaire s'est emballée, et Nicolas Sarkozy devrait trouver matière à dépasser le chiffre des 23 000 reconduites à la frontière qu'il s'était fixé avant les émeutes. À l'état d'urgence social s'est ajouté le couvre-feu “cache-misère”, selon l'expression de Libération. En vigueur depuis hier, la riposte décidée par Dominique de Villepin pour faire face aux émeutes, qui secouent les banlieues depuis deux semaines, est appliquée avec souplesse. Le couvre-feu n'est pas tombé sur toutes les cités agitées qui n'ont d'ailleurs pas manqué d'enflammer les débats entre ministres. Tout le monde n'était pas d'accord pour exhumer une loi de 1955 qui rappelle le passé colonial et répressif de la France. De Villepin a-t-il perdu son calme ? La question est posée par des hommes politiques et des éditorialistes. Le Premier ministre ne regrettera cependant rien puisque les Français l'approuvent en majorité, selon les sondages. Sa cote de popularité a même franchi pour la première fois la barre des 50%. Si le couvre-feu n'a donc pas été appliqué dans toute sa rigueur, sans doute pour ne pas exciter l'agressivité des jeunes qui veulent casser du keuf (flic), la machine judiciaire s'est emballée et le ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy trouvera matière à expulser, voire même dépasser le chiffre des 23 000 reconduites à la frontière qu'il s'était fixé avant les émeutes. Il a annoncé hier avoir demandé aux préfets d'expulser tous les étrangers condamnés, pour avoir participé à ces troubles, y compris les titulaires d'un titre de séjour. C'est-à-dire ceux qui sont régulièrement établis en France. Jusqu'à hier, 120 personnes étaient concernées sur les 1 800 interpellées. Le gouvernement pouvait aussi se gargariser d'autres succès : un trafic d'armes lié au banditisme a été démantelé et des enquêtes sur l'économie souterraine ont aussi abouti avec la promesse faite par Sarkozy de boucler d'autres dossiers. L'état d'urgence servira-t-il ainsi à démanteler des réseaux qui ne pouvaient pas être atteints sous le régime de la loi ordinaire ? En tout cas, un grand risque a été pris par la patrie des droits de l'Homme qui a ferraillé dur contre les Etats-unis pour la diversité culturelle et pour d'autres causes nobles. Dans une situation infiniment plus compliquée avec des massacres et des destructions massives, l'Algérie était stigmatisée lorsqu'elle avait décidé d'instaurer l'état d'urgence. Les terroristes apparaissaient même comme des victimes avec parfois le bénéfice de l'asile politique en Europe pour ceux d'entre eux qui avaient réussi à quitter le pays. Mais, là est un autre problème... Sur le terrain, les violences semblaient en baisse. Les incidents se sont poursuivis pour la 13e nuit consécutive mais, selon le ministère de l'Intérieur qui a parlé de “décrue”, 617 véhicules ont été brûlés en France dans la nuit de mardi à mercredi, soit environ deux fois moins que la veille. La province a été une nouvelle fois plus touchée que la région parisienne, d'où étaient parties les troubles le 27 octobre après la mort accidentelle de deux jeunes. Le recours au couvre-feu, qui souligne la gravité de la crise, la pire de ce type depuis plusieurs décennies en France, est approuvé par 73% des Français, selon un sondage paru dans le journal Le Parisien. 25 départements (sur une centaine) englobant Paris et sa banlieue ainsi que les principales agglomérations du pays (Marseille, Lyon, Toulouse, Lille) sont concernés. La ville d'Amiens (Nord) a été la première : un arrêté du préfet, représentant local de l'Etat, a été appliqué dès la nuit de mardi à mercredi, et il interdit désormais aux mineurs de moins de 16 ans non accompagnés de sortir entre 22h et 6h. Malgré l'incendie de sept véhicules, la préfecture du département a tiré un bilan “positif” de ce premier couvre-feu, soulignant que la venue des parents dans les commissariats pour récupérer leurs enfants de 12 à 15 ans permettait “la discussion et la sensibilisation”. Hier matin, des couvre-feu du même type ont été instaurés dans plusieurs agglomérations de Normandie (Ouest), notamment Rouen et Le Havre. À Evreux, le couvre-feu a été étendu à tous les habitants dans un quartier sensible particulièrement touché par les violences. Sans attendre la décision du préfet, les maires de certaines villes avaient décidé d'instaurer un couvre-feu dès mardi soir, comme la loi les y autorise pour les seuls mineurs. Dans une de ces villes, Savigny-sur-Orge, dans la banlieue sud de Paris, les habitants ne cachaient pas leur soulagement après une nuit sans incident. Le ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy s'est engagé à mettre en œuvre le couvre-feu “d'une manière proportionnée à la menace”. “Je l'appliquerai partout où ce sera nécessaire, je l'appliquerai avec mesure mais je l'appliquerai”, a assuré M. Sarkozy, selon lequel “tous les Français sont favorables à la fermeté”. À l'instar du Figaro (droite), la presse française estime que l'application de cette mesure constituait “l'épreuve de vérité” pour le gouvernement. En cas d'échec, seul le recours à l'armée semblerait à même de restaurer l'ordre dans des banlieues où s'expriment la colère et le désarroi des jeunes, parfois âgés de 12 à 14 ans. Souvent originaires d'Afrique noire et du Maghreb, ils se sentent victimes de discrimination et exclus de la société française. Titrant sur un “Couvre-feu, cache-misère”, Libération (gauche) souligne que de nombreux maires des villes concernées doutent de l'efficacité d'une telle mesure et note que “les appels au calme” du gouvernement ne sont pas des mots d'apaisement. De son côté, l'opposition socialiste s'est gardée de jeter de l'huile sur le feu en estimant que l'instauration du couvre-feu pouvait être utile pour ramener l'ordre. Mais le premier secrétaire du PS, François Hollande, a regretté hier que “l'aspect rétablissement de l'ordre — tout à fait indispensable — ait été prédominant par rapport aux réponses sociales, éducatives” et déploré le “silence assourdissant” du président Jacques Chirac. Y. KENZY