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Du droit à la défense à la défense d'un droit
Contribution
Publié dans Liberté le 31 - 03 - 2022


Par : Me Aziz Moudoud
Avocat au barreau de Tizi Ouzou
À l'occasion de la programmation, à la hussarde, de certains procès liés à la corruption, une polémique – sans fondement théorique nécessaire – autour du "droit à la défense" est lancée au sein de la corporation, et au-delà, pour se positionner et tenter de répondre à la question récurrente qui se pose à l'avocat : peut-on défendre l'indéfendable ?
Des conjectures fantaisistes aux analyses pointues, les avis étaient multiples. Certains retenaient l'attention par leur pertinence, d'autres abasourdissaient par leur incongruité, comme l'avis de ce quinquagénaire qui a opté tout bonnement pour l'invective et la calomnie à l'égard des avocats mandatés pour défendre les intérêts des prévenus dans les affaires citées plus haut, reléguant ainsi une catégorie de justiciables au rang de paria condamné à l'isolement total, voué à la détestation sociale et indigne d'accès au droit à une défense. Un tel autre, novice et sincère au demeurant, s'est contenté de manifester son étonnement en se demandant comment un tel avocat médiatisé, connu pour son engagement pour toutes les causes justes, ose-t-il défendre un justiciable poursuivi pour corruption et plaider juste après avec la même ferveur et compétence pour les détenus poursuivis pour le port de l'emblème amazigh. Il y voit, sans le dire, une aporie.
Le troisième représente l'archétype de "l'intellectuel" organique et opportuniste notoire dont l'inculture avérée et manifeste indispose et rend incapable d'abstraction, de raisonnement objectif et de hauteur d'esprit indispensable à la production du sens et à la construction d'une pensée rationnelle digne d'intérêt. Celui-ci s'est érigé en donneur de leçons, se voyant le chantre du militantisme, a cru opportun de porter des jugements de valeur et dresse avec un ton péremptoire le profil de ce qu'est "l'avocat militant", déniant ainsi par souci de cohérence, selon lui, aux militants avocats le droit de défendre les "corrompus" dans les prétoires et de manifester contre la corruption dans la rue. Un raccourci effarant, une épistèmê naïve et une approche on ne peut plus plébéienne, remettant en cause l'essence même d'une profession indispensable à la société humaine organisée depuis des lustres.
D'où l'envie pressante de porter un autre éclairage et de contribuer à la réflexion autour de l'avocature sans fatuité aucune en essayant de lever les équivoques, autant que faire se peut, et de porter la contradiction avec humilité et courtoisie à ceux qui ne cessent, consciemment ou inconsciemment, de vouer aux gémonies les ténors du barreau qui sont toujours fidèles à leur vocation et continuent d'exercer leur profession avec passion, courage et dignité, souvent dans l'adversité et parfois au risque de leur vie.
Cette modeste contribution ne se veut donc pas une réplique circonstancielle à la polémique susmentionnée et ne vise nullement des personnes particulières, mais les différentes façons d'appréhender l'exercice de la profession d'avocat. Elle est plutôt l'expression d'un avis personnel sur une question cruciale, en l'occurrence le rôle positif de l'avocat dans la société et la consécration comme principe sacro-saint du droit à la défense à tous les justiciables sans sectarisme aucun et la garantie, pour un avocat, d'exercer sa profession librement et sans pressions dans le cadre de l'éthique et de la déontologie, tout en préservant ses droits de citoyen d'avoir des convictions idéologiques, politiques et autres. Puissent les langues se délier pour participer au débat et enrichir la réflexion dans le calme et la sérénité.
Beaucoup de justiciables se retrouveraient sans défense, n'étaient l'engagement indéfectible et la passion de justice de quelques avocats capables de braver les dangers et les pressions de l'opinion publique "qui n'a que faire de la présomption d'innocence, foulée au pied par les envoyés devant les gendarmeries ou leurs confrères qui jettent des noms en pâture" (Eric Dupon Moretti, Directs du droit). Sauf que l'avocat ne se soucie pas de préjugés, de pressions, de morale et ne cède pas à la vox-populi. Les foucades n'ébranlent que les timorés. Il honore son serment et exerce sa profession avec courage et dignité. Autrement, qui aurait osé, à la fin de la Seconde Guerre mondiale et dans l'euphorie de la victoire des alliés et la sublimation de la résistance, accepter d'affronter la doxa et de défendre le Maréchal Pétain, tombé en disgrâce et symbolisant la capitulation ? C'était à ce titre que Me Isorni, jeune avocat du vieux Maréchal, méritait tous les éloges et la reconnaissance de beaucoup de ses pairs pour son courage et sa fidélité au serment prêté. Seul, ou presque, avec son client, face à la barre et à la Nation entière qui suivait le procès avec le regard d'une victime hagarde attendant avec impatience la réparation d'une injustice en condamnant fermement l'accusé. Quelle profonde solitude ! Quel poids reposait-il sur ses épaules ? Quelle souffrance avait-il endurée ?
Bien sûr qu'il aurait été plus loisible d'occuper pour le Maréchal Pétain, héros de Verdun, à ses heures de gloire. L'assister et le défendre dans ce cas serait indéniablement un titre de noblesse et une réussite professionnelle dont l'avocat pouvait s'enorgueillir sa vie durant, mais le défendre pendant sa descente aux enfers ne pouvait être une sinécure. Or, l'avocat doit, à l'instar de tous les intellectuels, "s'engager pour faire émerger la vision de la dignité inviolable de la personne humaine fondatrice d'un humanisme sans frontières religieuses, politiques ou scientistes" (Mohamed Arkoun).
Pour éviter les dérives et les injustices, un procès juste et équitable doit être assuré à tous les justiciables, abstraction faite de la couleur de la peau, du sexe, de l'obédience idéologique, de la chapelle politique et du chef d'inculpation. La clause de conscience est et doit demeurer une affaire strictement personnelle. "Je n'aurais jamais pu défendre un nazi, mais je me serais battue pour qu'il ait un avocat", disait Gisèle Halimi, car "l'avocat est aussi indispensable que le juge ou le procureur" (J.-F. Burgelin, P. Lombard, Le Procès de la justice).
Son rôle est primordial pour une meilleure justice, non pas pour dédouaner un mandant de ses actes avérés et juridiquement répréhensibles, mais pour que la sentence soit proportionnée à la gravité de l'acte commis et pour que l'innocent ne soit pas injustement condamné. "En fait, personne n'est indéfendable parce qu'il n'y a pas de monstre total. Il y a toujours, dans chaque être humain, quelque chose de respectable (...)" (Gisèle Halimi, L'Autre Moitié de l'humanité).
Force est de constater que la justice est une œuvre humaine et que l'erreur judiciaire n'est pas une vue de l'esprit. Nul n'est à l'abri d'une poursuite judiciaire, voire d'une injustice, quel que que soit son rang dans la société. "L'homme le plus honnête, le plus respecté, peut être victime de la justice (...) Vous vous croyez protégés par votre réputation, votre réussite professionnelle, vos relations, et vous demeurez persuadé que l'erreur judiciaire ne frappe que les humbles. Rien n'est plus faux, elle frappe aveuglément les puissants et les humbles (...)" (René Floriot, Les Erreurs judiciaires). Pour preuve, l'ancien président de la République française N. Sarkozy, avocat de surcroît, l'ancien haut magistrat G. Hiebert, ainsi que l'illustre avocat T. Herzog ont été poursuivis dans l'affaire dite "des écoutes" et défendus par des avocats de renom. La grande dérive intellectuelle, c'est quand on dénie à un justiciable le "droit à une défense" en fonction de la nature de l'infraction supposée commise et quand l'anathème est jeté sur l'avocat qui défend le présumé auteur. Avec cette logique mortifère, Kalas, Dreyfus, Dils, les accusés d'Outreau et beaucoup d'anonymes n'auraient pas trouvé les défenseurs et ils seraient probablement condamnés lourdement à jamais pour des faits qu'ils n'avaient sans doute pas commis. Alors que l'essence même du métier d'avocat est d'assurer "la défense d'un homme ou d'une femme qu'absolument tout – le contexte et la nature supposée des actes, l'environnement médiatique, l'opinion publique – condamne" (E.D. Moretti, Le Droit d'être libre). Pour certains, "l'avocat est un mercenaire grassement payé pour faire triompher le crime, une caricature" (ibid.).
Hélas, cette vision erronée trouve écho même dans le milieu judiciaire et, "aux yeux de nombreux magistrats et policiers, les avocats sont plus gênants qu'utiles, et toute limitation de leurs prérogatives doit être approuvée et développée". (O. De Tissot, Le Temps des serpents). Certes, "l'opinion, inquiète devant la violence du temps, toujours à la recherche d'un bouc émissaire, reproche aux avocats de favoriser la délinquance ; d'être complice plutôt que conseil, de s'enrichir sur la misère d'autrui" (J.-F. Burgelin, P. Lombard, Le Procès de la justice).
Contrairement aux idées reçues, l'avocat accomplit sa mission dans le cadre de la loi et de l'éthique, et même "s'il ne peut refuser ses services gratuits à qui il en a besoin lorsqu'il est commis d'office, s'il se doit d'assister même le pire des criminels, en faisant abstraction de ses sentiments personnels et en mettant sans restriction son expérience et son savoir au service de celui qu'il défend, il ne doit pourtant pas pour autant chercher à faire acquitter son client à tout prix" (De Tissot, ibid).
Défendre dans les prétoires, un oligarque notoire ou un cacique du système moribond ne va pas dans le sens contraire de l'histoire du barreau et ne contrarie aucunement l'essence de la profession d'avocat. Quant à les défendre politiquement et publiquement doit interpeller la conscience de celui qui fait ce choix délibérément et engage sa responsabilité de citoyen et assumer ses actes face à l'opinion et devant l'histoire. Soutenir le contraire, c'est faire preuve d'un manque de clairvoyance et d'honnêteté intellectuelle et contribue à entretenir tant d'amalgames et maintenir la confusion autour de la mission de l'avocat et celle du militant. Il est important de ne pas confondre l'avocat en tant que professionnel, qui exerce sa mission dans le cadre de la loi et conformément aux règles de déontologie et de l'éthique, et l'avocat, en tant que citoyen qui milite pour ses convictions idéologiques et/ou politiques. N'y voyons pas de la schizophrénie.
C'est aussi une erreur grossière, que d'assimiler l'avocat à son mandant en lui attribuant ses actes, ses convictions et son engagement pour une cause. L'avocat plaide le dossier avec professionnalisme, en faisant appel à sa technicité et sa rationalité, mais parfois à sa passion et son humanisme. "Il défend un être humain, il ne défend pas une cause, et donc l'identifier, même à la marge, à la dite cause et aux interprétations qu'elle suscite naturellement et légitimement dans la conscience de chaque citoyen, est une lourde erreur". (E.D. Moretti, le droit d'être libre).
En défendant avec ferveur Klaus Barbie, Me Vergès ne faisait pas l'apologie du nazisme. Comment osons-nous lui faire cette offense, lui, qui s'était engagé dans la résistance à l'âge de 17 ans, lui, l'intrépide anticolonialiste, viscéralement attaché à l'idéal de justice et de liberté ? Que dire de l'intrépide Nabil Bouata qui l'avait épaulé pour déconstruire le discours colonial et relever ses crimes contre l'humanité, si ce n'est qu'il avait accompli sa mission avec brio. Et la plaidoirie passionnée et passionnelle de Me Isorni ne constituait aucunement un serment de fidélité au Maréchal Pétain. Et pour les mêmes raisons, la prestation magistrale de Me Jean Marc Varraut, en faveur de Maurice Papon, ne pouvait conduire au soupçon de révisionnisme. Comme la plaidoirie audacieuse de Me E.D Moretti, pour Mohamed Merrah, ne pouvait justifier l'accusation de terrorisme bien que, "un tel dossier incarne à son paroxysme l'appréciation populaire de l'indéfendable" (E.D Moretti).
N'était-il pas injuste de traiter Me Ali Yahia Abdenour de berbéro-matérialiste, d'islamiste, de benbelliste..., et ce, pour avoir exercé la profession d'avocat comme un sacerdoce sans sectarisme aucun ? Conscient de la complexité de la mission majeure de l'avocat, il convient de considérer le droit à la défense comme un principe sacro-saint qui s'applique à tous les justiciables. L'avocat est disqualifié ab initio dès lors que sa prestation est motivée uniquement par ses convictions idéologiques et/politiques au détriment de la rigueur juridique et de l'éthique. Il ne doit jamais passer la vérité que lui livre le client "au tamis des référentiels de (sa) morale, jamais professionnellement (il) ne la juge à leur aune" (E.D. Moretti). Qui a sauvé la tête de Djamila Boupacha de la guillotine ? Une française juive d'origine tunisienne d'obédience socialiste. Qui a défendu le Moudjahid Arab Ainouz condamné à mort par la justice coloniale ? Un avocat belge acquis à l'idée d'une défense sans frontières. En somme les convictions personnelles de l'avocat ne doivent être manifestes lors de la plaidoirie même si le dire est plus facile que de le faire. Un avocat agnostique peut trouver les mots justes et l'argument juridique percutant pour défendre un monothéiste pratiquant. Par un arrêt du 9 juillet 2020 la cour d'appel de Douai considère que "chaque avocat dans l'exercice de ses fonctions de défense et de représentations se doit d'effacer ce qui lui est personnel au profit de son client et du droit".
L'avocat qui plaide pour un criminel ne défend pas le crime, ne s'identifie pas à son client, n'adhère pas forcément à sa thèse et ne cautionne pas ses actes, sans perdre de vue que dans certains procès, politiques notamment comme ceux intentés aux militants FLN pendant la révolution, il arrive qu'un avocat épouse la cause de son client. Peut-il être, sinon assimilé à la fois à l'agresseur, à l'escroc, au corrompu, au violeur, à l'assassin, etc..., les exemples peuvent être multipliés ad nauseam, au motif que les auteurs de ces infractions font partie de la panoplie de ses clients éventuels ? Piètre raisonnement ? Le justiciable, ça peut être vous. Celui qui est accusé d'un crime abominable, à tort ou à raison, ça peut être vous. Celui qui crie au scandale, celui qui scande son innocence du fond de ses geôles, ça peut être vous. Celui qui réclame un procès juste et équitable, celui qui sollicite l'assistance d'un avocat comme dernier rempart des libertés, ça peut être vous. Oseriez-vous dans ce cas jeter l'opprobre sur l'avocat qui prend votre défense ? Le qualifierez-vous de "salaud" pour avoir accepté de défendre un présumé criminel comme vous ?
La vocation de l'avocat est de défendre. Le droit du justiciable est d'être défendu. Toutefois, l'exercice de la profession d'avocat n'est pas en contradiction avec une vie sociale prospère et une implication à la hauteur de son statut, dans la gestion des affaires de la cité et sa participation dans le débat public autour des questions politiques, philosophiques et sociétales majeures. Vivre sa passion conformément à l'éthique ne doit nullement conduire à l'enfermement dans un corporatisme puéril et stérilisant. Une vertu cardinale que l'avocat doit préserver est sa liberté et son autonomie en demeurant rétif à toutes sortes de tentations nuisibles à l'honneur de la robe noire. L'Ordre professionnel ne peut s'ériger en directeur de conscience et les bâtonniers en chefs, pour freiner les ambitions politiques légitimes de l'avocat, et le cadre partisan ne doit pas bâillonner l'avocat et réduire son indépendance, d'où la nécessité de choisir entre la profession et la politique dès que l'incompatibilité se dresse et les carcans pèsent. Car l'exercice de l'une ne doit pas altérer la pratique de l'autre. Faire, par moment fi de l'éthique professionnelle sous la contrainte de la discipline partisane doit-il tourmenter la conscience de l'avocat ? Telle est la grande question ?
Il n'est pas judicieux de tenter une réponse simpliste et péremptoire quand la complexité est de mise. Néanmoins, l'éthique demeure primordiale dans tous les domaines, sans elle la politique devient l'apanage des opportunistes se confond avec machiavélisme et, en faveur de l'intrigue et de la conjuration terrain idéal des véreux, les cours de justice se transforment en pétaudières où la défense est exercée sans compétence et sans classe, le bougre se mesure au seigneur, l'invective tient lieu d'argument, la critique objective cède la place à la flagornerie, la rupture à la connivence.
L'avocature est une profession noble, mais périlleuse par moment. Sa noblesse ne réside pas dans cette rentabilité évanescente qui procure un confort matériel grossier qui séduit certains novices, mais dans cette liberté de défendre tous les justiciables pour leur assurer un procès équitable loin de la haine et de la vindicte "défendre de toute notre foi, de toute notre âme, ne pas tenir compte des contingences, des risques ... ne pas rester sourd à l'appel de quiconque demande notre aide, même en cas d'impécuniosité" (Emil Polax, la parole sert à la défense). Voila une défense éminemment humaine pratiquée par beaucoup de nos aînés avec compétence, courage, passion et abnégation. L'histoire retiendra les noms de ceux qui se sont sacrifiés pour cet idéal de justice dont Me Ali BoumendjeL, Amokrane Ould Aoudia, Laib Amrani, Jacques Thuveny, Ameziane Aït Ahcene et Mohamed Abed.
Puisse leur sacrifice servir d'exemple par la jeune génération afin de saisir le sens du serment prêté et le véritable coût de l'hermine, pour compter parmi les pépites qui feront honneur au barreau !


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