Bien que la notion de “fracture numérique” entre riches et pauvres fasse consensus, les pays en voie de développement restent impuissants devant la mainmise occidentale et plus particulièrement américaine sur la “toile”. Le Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI), plus grande manifestation jamais organisée par les Nations unies, a débuté, hier, à Tunis avec l'ambition de résorber la “fracture numérique” entre pays du Nord et du Sud en faisant jouer la solidarité numérique entre pays riches et pays pauvres. Bien que cette rencontre ait confirmé que la notion de “fracture numérique” fait l'objet d'un large consensus au sein de la communauté internationale, force est de constater que les pays en voie de développement restent impuissants face au diktat des pays développés, notamment des Etats-Unis. Le président Abdelaziz Bouteflika l'a du reste fort bien souligné, lors de son intervention devant les participants à ce sommet, n'hésitant pas à faire le parallèle avec les relations économiques et financières internationales. “Pour avoir été les premiers à subir la rigueur drastique des politiques exclusivement orientées vers le marché qui ont toujours caractérisé la gestion de l'internet et avoir, dans ce même contexte, souffert des coûts exorbitants liés à la mise en place ou à l'acquisition des infrastructures de transport de l'information, les pays en développement sont devenus, par la force des choses, les témoins d'une situation qui, bien que nouvelle, rappelle en tous points celle ayant toujours prévalu, hélas, en matière de relations économiques et financières internationales qu'ils n'ont cessé de dénoncer depuis leur indépendance”, a souligné M. Bouteflika. Dès lors, a estimé le chef de l'Etat, il conviendrait d'abord de “donner corps à une vision nouvelle qui part du lien de causalité entre le sous-développement, avec son cortège de faiblesses d'ordre structurel, organisationnel et institutionnel, et sa résultante directe, la fracture numérique”. Il faudrait ensuite “définir les axes stratégiques propres à concourir à la mise en place d'une société de l'information également bénéfique pour tous”, a ajouté le président Bouteflika, soulignant que “cela relève autant de l'urgence que de l'exigence intellectuelle et des nécessités qui s'y rattachent”. Pour toutes ces raisons, le président algérien a appelé à l'instauration d'une coopération internationale inondée de solidarité “pour mieux faire face aux défis de la mondialisation et du monde numérique”. Il faut rappeler que l'Algérie a lancé au mois d'octobre l'opération Oustratic, une opération un ordinateur pour chaque famille, pour doter au moins sept millions de ménages d'un ordinateur d'ici à 2010. Cette opération, pilotée par le ministère de la Poste et des Technologies de l'information et de la communication, coûtera à l'Etat quatre milliards de dinars et permettra aux Algériens de bénéficier de l'accès à l'internet que l'Etat veut encourager. Le plaidoyer de Kofi Annan Le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, a appelé, de son côté, la communauté internationale à se mobiliser pour mettre les nouvelles technologies au service des pays pauvres. Leur bénéfice demeure “inaccessible pour beaucoup trop de gens”, a déploré M. Annan, qui avait lancé l'idée de connecter tous les villages du monde à l'internet en 2015. “Les obstacles sont, en l'occurrence, de nature politique plus que financière. Il est possible de réduire le coût des connexions, des ordinateurs et des téléphones mobiles”, a-t-il lancé. Sur six milliards d'être humains, seul un milliard a accès à l'internet, selon les organisateurs du SMSI. Le secrétaire général de l'Union internationale des télécommunications (UIT), Yoshio Utsumi, a estimé, pour sa part, que connecter les 800 000 villages encore coupés de la toile reviendrait à un milliard de dollars, soit 1% de l'investissement annuel mondial dans la téléphonie mobile. Mais les pays riches s'opposent au principe d'une contribution obligatoire. Les présidents sénégalais, Abdoulaye Wade, et nigérian, Olusegun Obasanjo, ont plaidé, quant à eux, pour le Fonds de solidarité numérique qui a déjà recueilli 5,5 millions d'euros. Cette rencontre, à laquelle prennent part plusieurs milliers de représentants de 170 Etats, de la société civile et du secteur privé est marquée par le débat sur le contrôle de l'internet opposant les Etats-Unis, actuels superviseurs de la toile, aux autres pays qui souhaitent généralement mettre en place un cadre international. Il faut savoir que dans l'internet, la toile est le système réparti géographiquement et structurellement, de publication et de consultation de documents faisant appel aux techniques de l'hypertexte, système de renvois permettant de passer directement d'une partie d'un document à un autre, ou d'un document à d'autres documents, choisis comme pertinents par l'auteur. Les participants étaient parvenus, avant-hier, à un compromis au prix d'un maintien de la main-mise américaine sur le système. Un accord doit encore être formellement approuvé par le sommet qui s'achève demain. Le statu quo Ce compromis, proche d'une proposition de l'Union européenne, prévoit la création d'un “forum” international destiné à discuter des questions relatives à l'internet, mais ne remet pas en cause les prérogatives de l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann), la société californienne chargée d'attribuer les “noms de domaine” tels que .com, .org, .fr ou .ch. Le “forum” international, qui sera convoqué par le secrétaire général de l'ONU, se réunira pour la première fois l'an prochain en Grèce. Le compromis prévoit aussi un processus de coopération sous l'égide “des organisations internationales concernées” en vue de mettre en place une supervision internationale de l'internet. Mais ces dispositifs parallèles n'auront aucun pouvoir sur la toute puissante Icann, Washington, qui chapeaute cet organisme privé refusant de faire évoluer la situation actuelle. “Nous n'avons pas changé quoi que ce soit en ce qui concerne le rôle de l'Administration américaine sur les aspects techniques qui nous inquiétaient beaucoup”, s'est félicité le principal négociateur américain, David Gross. “Les pays du monde ont reconnu l'importance de l'internet et de sa croissance et personne n'a créé de problème qui aurait pu freiner cette croissance”, a-t-il ajouté, tout en se félicitant du maintien du rôle dominant du secteur privé. Washington s'est opposé fermement à une mise sous tutelle de l'Icann par un organe de l'ONU, estimant que cela aurait donné à des pays qui répriment la “cyberdissidence” un pouvoir indu sur le net. D'ailleurs, le choix de Tunis pour tenir cette réunion a été critiqué par des organisations de défense des droits de l'Homme qui dénoncent des atteintes à la liberté d'expression, notamment sur l'internet, et aux libertés publiques. Dès l'ouverture du sommet, l'avocate iranienne Shirin Ebadi, prix Nobel de la paix, et représentante de la société civile à cette rencontre, a condamné, au nom de la société civile, la répression des cyberdissidents et demandé à l'ONU de créer un comité chargé de lutter contre la censure sur le net. Sur le financement de la réduction de la fracture numérique, Shirin Ebadi a estimé qu'il n'était pas “possible de croire en des valeurs universelles et de maintenir une partie du monde dans la misère de l'information”. “Si l'on regarde les budgets militaires des pays pauvres comme des pays riches, on se rend compte qu'en réduisant un peu ces budgets, la fracture numérique pourrait être réduite”, a avancé la militante des droits de l'Homme. Des ONG, comme l'organisation française de défense de la liberté de la presse Reporters sans frontières (RSF) ont dénoncé l'organisation d'un sommet de l'information dans un pays qui, selon elles, muselle l'accès à internet et condamne des cyberdissidents. La polémique a rebondi avec l'agression vendredi dernier d'un journaliste français venu en Tunisie enquêter sur les droits de l'Homme. Rafik Benkaci