Notre reporter, Mustapha Benfodil, a passé les fêtes de l'Aïd El-Adha dans les faubourgs de la capitale libanaise. Ambiance.* Beyrouth, mardi 10 janvier 2006. Saha Idkoum ! Beyrouth est ville morte ce mardi matin. On dirait un vendredi algérien. Toutes les institutions officielles ont baissé rideau. Le pays est globalement partagé “fifty-fifty” entre chrétiens et musulmans. Aussi, quand il y a fête dans une communauté, l'autre l'adopte systématiquement. Cela dit, à part les commerces fermés et les rues relativement désertes, les signes extérieurs de l'Aïd ne sont guère visibles par ici. Pas de scènes de moutons bêlant depuis les balcons des immeubles. Pas d'odeur de crottes ovines ou de bottes de “gorte” traînant partout et empestant les cages d'escalier. Pas une seule goutte de sang maculant les trottoirs. C'est donc un Aïd très “clean” au Liban, pays du raffinement s'il en est, et n'étaient les banderoles qui s'étendent un peu partout exprimant les vœux de circonstance et bénissant les pèlerins de Beyt Allah Al-Haram à l'occasion de “waqfat arafat”, l'événement serait passé inaperçu. Quand, de surcroît, on tient compte du fait que l'on est au pays aux 17 communautés, rien d'étonnant, dès lors, que la fête perde en intensité, diluée qu'elle est dans le paysage multiconfessionnel qui caractérise le Pays du cèdre. Il faut noter, au passage, que cette année, l'Aïd El-Kébir est tombé pratiquement avec le Noël arménien, fêté le 5 janvier au lieu du 25 décembre œcuménique pour une histoire de calendrier. Si bien que les fêtes de l'an ne font que se prolonger, les moutons sacrificiels emboîtant le pas aux sapins de la nativité (nos moutons à nous les auraient certainement broutés et les guirlandes lumineuses avec…). Ainsi, au Liban, si on doit aligner les fêtes spécifiques de chacune des 17 communautés, cela nous donnerait assurément 365 jours de cérémonies, ce qui serait, convenez-en, ennuyeux à la fin… “Où sont vos moutons ?” demandai-je à un chauffeur de taxi sunnite au volant d'une vieille Mercedes. “Intou ma tinharou ?” “Bala, bala, si, si”, rétorque le vieux. “En fait, cela se passe dans des endroits affectés à cet effet. Les gens qui ont les moyens achètent le mouton, le confient à un boucher ou quelqu'un de qualifié, il égorge le mouton et distribue la chair aux pauvres. Certains, surtout les riches des pays du Golfe, font égorger 10 voire 20 têtes et les offrent aux massakin”. À noter que le mouton ici est aussi cher que chez nous : 200 $ en moyenne. Notre interlocuteur nous apprend aussi que dans les familles dont un proche est parti faire le pèlerinage à la Mecque, à son retour, on procède encore au rituel sacrificiel : “Dès que le pèlerin descend de voiture, on égorge un mouton à ses pieds. Le sang est versé dans un récipient et jeté avec les eaux usées et la chair est distribuée aux démunis.” Mais Aïd ou pas Aïd, pas de trêve sur le plan politique, et la guerre du repositionnement dans le Liban post-syrien redouble de férocité. Le pays bout de toutes ses composantes. L'un des thèmes qui font chauffer les débats et monter la tension ces derniers jours, c'est l'épineuse question de la démilitarisation du Hezbollah et du Liban-Sud, soumis à son autorité. En effet, le parti de “Sayed Hassan” comme on l'appelle ici, fort de la légitimité et du prestige de la libération du Liban-Sud, contrôle toute la région et déploie de gros moyens militaires pour maintenir la pression aux frontières, ouvrant un front de résistance du côté des fermes de Chabaâ, sur les frontières syro-(israélo)-libanaises. Les attaques à répétition de plus en plus virulentes adressées par Walid Joumblatt, le leader progressiste druze, contre le parti de Hassan Nasrallah présenté comme l'allié par excellence de la Syrie, sont édifiantes à ce propos. Recevant dimanche dernier, une foule de supporters dans sa propriété d'Al-Moukhtara, dans la montagne druze, il martelait : “La Résistance ne doit pas être un avant-poste pour les réacteurs nucléaires iraniens !” Lundi dernier, j'ai été à Saïda, Sour (Tyr) et Nabatiyeh, dans le “Janoub”. Dans tout ce territoire, l'icône de Hassan Nasrallah est omniprésente, alternant par endroits avec des posters du chef charismatique de “Harakat Amal”, M. Nabih Berri. Et partout, partout, des portraits des “chouhada”, les martyrs de la libération. Nabatiyeh : petite ville à majorité chiite qui se trouve à près de 70 km au sud de Beyrouth. Une bourgade qui a vécu l'occupation israélienne dans sa chair. Mme Jaber en garde encore des souvenirs brûlants. Elle m'a abordé de but en blanc près d'une boucherie où elle était venue faire ses courses. Ayant appris de la bouche du boucher, Mohamed, un ancien “mouqawim” du Hezbollah, que j'étais un journaliste algérien, elle n'hésite pas à me lancer qu'elle aimerait bien me présenter son mari pour bavarder un peu. Aussitôt dit, aussitôt fait. “Ici, les gens sont très accueillants”, fait-elle dans un succulent français libanais, une langue qu'elle pratique couramment pour avoir passé une partie de sa vie au Québec. Elle m'invite à monter dans sa Mercedes et me fait faire d'abord un tour pour me montrer les collines qui surplombent la ville, et d'où l'armée israélienne bombardait les civils sans ménagement : “Le Sud a beaucoup souffert. Il a supporté tout le poids de la guerre avec Israël. Nous dormions mes quatre enfants et moi dans des refuges pour nous abriter des obus israéliens”, témoigne-t-elle. Musulmane chiite, Mme Jaber circule en Jean et porte juste un foulard sur la tête. Comme toute la population de Nabatiyeh, elle a une forte sympathie pour le Hezbollah : “C'est le Hezbollah qui a chassé Israël. C'est grâce au Hezbollah que nous pouvons maintenant sortir manger dehors ou nous promener le soir”, dit-elle avec conviction. Et de descendre en flammes le chef du Parti socialiste progressiste (PSP) : “Joumblatt est un c… C'est grâce aux voix chiites qu'il a pu obtenir sa place au Parlement. Lui et ses alliés chrétiens ont peur des armes chiites parce qu'ils ont peur de perdre le pouvoir !” M. Ali Jaber, son mari, est du même avis. Homme d'affaires très en vue à Nabatiyeh, il dirige le bureau local de la Western Union, de DHL et autres services. Très posé, très politisé, il m'a fort aimablement reçu dans son superbe bureau pendant une heure. Il se dit ouvertement laïque. Mais pour lui, la question de la démilitarisation du Hezbollah participe de l'idiotie et/ou de la mauvaise foi politiques : “Le Hezbollah n'a jamais nui à personne, pas même les “oumala”, les traîtres. Il n'a jamais dirigé ses armes contre qui que ce soit si ce n'est contre l'occupant israélien”, plaide-t-il. M. Jaber se dit amateur de whisky et de soirées folles comme en raffolent les Libanais, mais il ne cache pas son admiration pour “Sayed Hassan”. C'est ainsi. C'est le Liban, le pays des beaux paradoxes, comme le mouton et le sapin… M. B.