Hamah, 210 km au nord de Damas, samedi 14 janvier 2006. 7h36. Debout depuis 5h15. Je suis à la station d'autobus de Hamah à poireauter depuis un bon moment dans l'attente du prochain départ. À la gare de chemins de fer, c'était complet. Pas de taxi non plus. J'étais certain de trouver une place dans l'un des “bouleman”, comme on désigne ici les autobus, déformation orientale sans doute de Pullman (marque d'autocar déposée) mais ce n'est pas facile. Quelle que soit leur marque, tous les “bouleman” affichent complet. Je suis venu la veille à Hamah pour sonder un peu l'opinion et l'état d'esprit d'une ville qui a connu de graves troubles au début des années 1980. C'était exactement en février 1982. Il y avait eu un mouvement de rébellion cristallisé autour des Ikhouane, les Frères Musulmans, seul noyau à l'époque d'une véritable opposition. Il y aurait eu entre 45 000 et 50 000 morts. Hier, j'ai eu beau chercher des témoignages, je n'ai trouvé que les impacts des obus et des balles pour me répondre. Tabou. Chuuut. On ne parle pas des événements de Hamah en Syrie. Les initiés en parlent sous cape entre eux en disant seulement “Al ahdath”. J'y reviendrai une autre fois. Pour le moment, je suis exténué. Pressé. Stressé. Je dois retourner vite à Damas. J'ai réservé depuis 7h15. Ici, les stations de transport sont très sérieuses. Il faut réserver comme pour prendre l'avion. Le prochain bus (de la compagnie Al Ahlia) ne “décollera” pas avant 9h30. De la cafétéria (ou plutôt la “chawarmaria”) d'à côté me parvient une voix suave, celle de Fayrouz. Elle chante Saalouni ennass annek ya habibi, jetant un zeste de tendresse dans cet univers glauque, comme on jette deux morceaux de sucre dans un café amer. Je grelotte. Il doit faire 0° tout au plus. Le haut-parleur annonce les départs comme dans un aéroport. Un vendeur de loto ambulant hurle : “Sahb sittine milioune, sittine milioune.” Que faire de deux heures vides avec un ventre creux dans une gare froide, perdue aux fins fonds du Cham ? De guerre lasse, je sors mon ordinateur portable et entreprends d'écrire quelque chose. Très vite, je deviens l'objet de la curiosité générale. Je me sens un peu dans la peau d'un écrivain public. C'est amusant. La liberté d'écrire dans un lieu comme celui-ci (Fayrouz est divine) en dit long sur le climat qui règne ici. Sous les années de plomb du régime de Hafez Al Assad, je me serais vu au bas mot interrogé et sommé de m'expliquer sur ce que je gribouille. Rien de tel jusqu'ici. Je touche du bois. Un gringalet revient m'importuner. C'est un cireur. Il est passé tout à l'heure. Cette fois, il pose carrément son boîtier et vient me parler. Il est fasciné par mon bidule. “Adach ichtarit el combyouter ?” m'interroge-t-il tout à trac. Il s'appelle Ziyad. Il a 14 ans. Il est Irakien. “Je suis d'Al Falloudja”, dit-il. Bientôt, son cousin Mamdouh se joint à nous. Mamdouh a 11 ans. Il est Irakien aussi. Cireur de chaussures aussi. Ne va évidemment pas à l'école. Il porte un keffieh rouge sur la tête. Alentour, des yeux interrogateurs. Scrutateurs. On doit me prendre pour un “Mister”. Sentiment de gêne. Mais je me sens heureux avec ces Gavroche. “Mon père a été tué il y a un an et demi par les Américains dans des combats à Bagdad. Il était dans la moqawama. Avant, il était dentiste dans un souk à Bagdad. J'ai six frères et sœurs. C'est moi l'aîné. C'est moi qui fait vivre toute la famille. Ma hada yichtaghal ghiri. Nous avons quitté l'Irak pour chercher du travail ici. J'ai des cousins qui sont venus s'installer près d'ici. Nous vivons dans un moukhayyam du côté de Jissr Al Mazareb, sur la route d'Alep”, raconte Ziyad. Je me tourne vers Mamdouh : “Et toi, où est ton père ?” “Il est en Irak. Il est sourd-muet. Je suis venu travailler avec mon cousin Ziyad. J'ai arrêté l'école en quatrième année.” “Combien gagnes-tu ?” demandé-je à Ziyad. “300, 400 livres par jour, ça dépend des jours (600 à 800 dinars).” “Et toi ?” me tourné-je vers le petit au keffieh. “Tu as beaucoup de clients ?” Mamdouh embrasse sa main sur les deux faces puis la porte à son front d'un geste obséquieux plein de reconnaissance. “Ma fi choughl ktir bass el hamdoullillah. Likoul youm rizkou”, fait Ziyad. Chaque fois qu'il repère un client potentiel, il va le héler. “Maâleeeeeeeem !”… Mamdouh dit qu'il a confectionné de ses mains “essendouk”, le boîtier où il range son matériel de cirage. “Indi el kouhli wil assali wil bortoqali.” Il court chercher un sandwich zaâtar puis m'invite à le partager avec lui. “Habinek, wallahi”, dit-il. On fait des photos souvenirs. 9h25. C'est l'heure des braves. Ziyad me laisse un numéro de téléphone. “Tzakarna !” insiste-t-il. “Beddek chi ?” me demande une dernière fois Mamdouh. “Tu as besoin de quelque chose ?” Oui. Avoir un peu de votre courage… M. B.