Il était beau et tranquille ce vieil émigré qui habitait en banlieue parisienne. Il était tranquille car il attendait patiemment et avec sérénité la date de son retour définitif au pays où il voulait terminer ses jours. Cette date dépendait de la situation de ses enfants car il avait décidé de quitter la France qu'une fois ces derniers diplômés et salariés, adultes et casés. Notre brave homme savait, lui qui avait quitté l'Algérie en 1948, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lui qui avait travaillé dans les mines du Nord, puis dans la métallurgie à l'Est, qui avait même connu le chômage avant de se retrouver dans la région parisienne comme gardien de nuit, que “la France, c'est difficile !” (frança ouâra). En attendant, il faisait ses courses le matin et, l'après-midi, il rejoignait des amis retraités comme lui pour une partie de dominos. La boulangère de son quartier le connaissait bien. Elle appréciait beaucoup cet homme calme et poli, au visage empreint de dignité et dont le béret laissait apparaître des mèches de cheveux blancs. De plus, c'était son meilleur client puisqu'il lui achetait six pains chaque jour. Très souvent, lorsqu'il payait et qu'elle ne trouvait pas assez vite les quelques pièces jaunes pour lui rendre la monnaie, il lui disait en rougissant un peu : “Laissez, laissez, Madame. Ce n'est pas grave.” Et il quittait la boutique sans sa monnaie. Cette scène s'était répétée de nombreuses fois, durant de longues années. Un beau matin, un peu plus grave que d'habitude, le regard triste, presque caché par son béret qui ne le quittait jamais, il mit ses pains dans son couffin et, d'une voix étranglée par l'émotion, il déclara : “Madame, aujourd'hui je vous dis merci et adieu car je rentre chez moi définitivement. Je retourne dans mon village natal.” La boulangère, pas trop surprise mais émue tout de même, lui demanda d'une voix tremblotante de patienter un instant. Elle se baissa et prit, sous son comptoir, un sac bien lourd : il était rempli de toutes les pièces jaunes qu'elle lui devait ! Elle le lui tendit en lui disant tout simplement : “Tenez, Monsieur. C'est à vous. Au revoir et bon voyage.” C'est ainsi que notre homme, de retour au pays, put offrir à tous les habitants de son village — femmes, hommes, vieux, jeunes, pauvres, riches — ainsi qu'aux visiteurs, une immense “ouaâda” qui dura toute une semaine. Oui, sept jours durant, on mangea du couscous et de la viande de bœuf à volonté. Depuis lors, nous appelons ce brave retraité “le vieil homme digne”. B. K. [email protected]