En rouge et en gros caractères sur une vitrine d'un magasin de prêt-à-porter à Jemmayzé à Beyrouth-Est : « Soldes de 70% jusqu'à l'élection d'un président ». Le vendeur a ainsi écoulé les articles de plusieurs saisons, mais depuis l'élection de Michel Sleimane, il a réévalué ses prix et ses horizons d'attente. « On a réglé un problème, reste les vingt mille autres », lâche-t-il dans un souffle. « Avoir un président ne résout rien encore : le pire ici est qu'il n'y a pas de système politique, pas de lois, pas de respect entre les gens », dit Roody, 30 ans, animateur télé et barman au Joe Pina's qui est aussi un photographe de talent qui a imposé le respect de la critique artistique lors de sa première expo photos à Beyrouth. « J'aime ce pays ; mais à un couple d'amis étrangers qui voulaient s'installer ici, j'ai dit : "réfléchissez beaucoup avant." Ici, je n'arrive même pas à faire de la photo. Les miliciens, les militaires ou autres te sautent dessus dès que tu sors ton appareil. C'est la paranoïa totale. ça peut repartir à la moindre étincelle. » Cela fait trois ans que Roody est rentré d'Europe, « décidé à travailler et à vivre ici », mais aujourd'hui, il pense partir l'été à Chypre - le mariage civil n'existant pas au Liban - pour faire ses papiers de mariage avec sa compagne européenne. « Ensuite, je ne sais pas…Je ne pense pas revenir au Liban. » L'élection du chef de l'armée, le général Michel Sleimane, le 25 mai, suite à la conférence de dialogue interlibanais à Doha au Qatar, a été saluée par le monde entier comme un premier pas vers l'apaisement politique et les Libanais se sont mis à croire à une paix estivale, le temps d'une liesse. Le ministère du Tourisme libanais a même pronostiqué un flux de un million six cent mille touristes à partir de cette année (contre 280 000 la saison dernière). « C'est vrai qu'on respire un peu mieux, dit Rami, chaffeur de taxi et ancien contrebandier de carburant entre le Liban et la Syrie, c'est vrai aussi que le prix des balles a baissé de 50 %, qu'une kalachnikov coûte maintenant six cents dollars contre mille les derniers mois et que le M-16 est descendu de 1500 dollars à 1000. La violence entre Libanais va baisser et les prix des armes avec, mais malgré cela, on est toujours là à se demander pour combien de temps durera la trêve. » La trêve, c'est ainsi qu'une majorité de Libanais qualifie l'actuelle situation. « Ce n'est pas de la prudence mais le fruit de l'expérience », ajoute Rami. Le conflit politique entre majorité et opposition qui a duré 18 mois, a certes débouché sur une série de compromis à Doha, mais l'exaspération de la confrontation, qui a éclaté en combats de rue à Beyrouth et dans d'autres régions a changé la donne. « Ce n'est qu'une répétition, un premier round car, en fait, on se dirige vers comment trancher la question définitivement ; j'ai le sentiment que tout le monde veut en découdre », dit Rachid, enseignant universitaire évoquant les journées du 7 et du 8 mai lorsque le Hezbolah et ses alliés ont pris Beyrouth-Ouest par les armes. « Les accrochages sont un moment où tu détestes tout, où tu détestes toute l'humanité : quelle folie de voir sous tes fenêtres les miliciens du président du groupe parlementaire majoritaire (Saâd Hariri) attaqués au lance-roquettes par les miliciens du président du parlement (Nabih Berri, allié du Hezbollah) », raconte Rachid avec une extrême amertume. Recette de la violence L'intellectuel et écrivain prolifique Nasri Sayegh a publié en janvier 2008 un essai, Du tueur, s'il raconte, histoire des tueries collectives, où il questionne la mémoire des violences de la guerre civile (1975-1990). « On m'avait demandé ce que j'aurai à changer dans ce livre si je devais le réécrire après ce qui s'est passé le 7 mai, j'ai répondu :''pas une virgule'' », dit Nasri, rencontré dans un café dans un Beyrouth-Ouest quadrillé par les blindés. « Ce sont les mêmes recettes, un ensemble de lois que les Libanais ne veulent pas reconnaître. C'est ainsi qu'on retombe dans les mêmes erreurs », poursuit-il. Recettes ? « Mobiliser les mécanismes confessionnaux ataviques pour attiser les conflits politiques. Par exemple accuser la Syrie du meurtre de Hariri (qui était un leader sunnite) alors que Damas soutient un parti chiite, le Hezbollah », explique-t-il. « La fracture confessionnelle s'est ainsi vite ravivée et on déplace les lignes de confrontation vers l'appartenance aux leaders et aux confessions », appuie Rachid, l'universitaire. « Durant la guerre civile, on s'identifiait selon la couleur politique ; maintenant, mes étudiants s'insultent entre eux parce que les uns sont sunnites, les autres chiites et les derniers chrétiens », poursuit-il. « Notre pays était partagé entre l'influence de l'Egypte nassérienne et celle des Etats-Unis dans leur lutte contre le communisme. Maintenant, on voit le rôle des Saoudiens wahabites et des Iraniens. Parce que les enjeux politiques régionaux ont pris des fortes connotations religieuses, sunnites contre chiites, intégristes contre modérés, le marché des idéologies est à nouveau monopolisé par les religions », analyse Hani, journaliste free-lance et militant à la Maison laïque de Beyrouth. Mythologie du fratricide « Si l'initiative qatarie a eu du succès, c'est parce que le pays était vraiment au bord du gouffre de la guerre civile. Toutes les parties avaient franchi la ligne rouge qu'on n'avait pas osé franchir depuis 1990 (date de la fin de la guerre civile) », estime Mariam, étudiante habitant pas loin de Hamra, l'artère centrale de Beyrouth-Ouest tombée sous contrôle de l'opposition. « J'ai entendu des coups de feu et je suis sortie au balcon », raconte Amel, 46 ans, habitante de Corniche Al Mazraâ, un quartier tampon entre sunnites et chiites, lieu de violents combats. « Un jeune m'a ordonné de rentrer. Je l'ai envoyé balader. Puis un autre est sorti d'une ruelle, portant cagoule et fusil d'assaut en main, il m'a crié dessus et je suis tout de suite rentrée. Je tremblais. En une seconde, j'ai basculé dans ma tête de la paix vers la guerre », poursuit-elle. Terrorisée, elle a envoyé ses deux enfants de dix et seize ans chez des proches à elle loin de Beyrouth : « Je ne voulais pas qu'ils vivent ce que j'ai vécu durant la guerre civile. » « Dans mon quartier à Beyrouth-Est (à majorité chrétienne), les vieux se rassemblaient à l'entrée des immeubles, s'échangeant les bons tuyaux pour éviter tel ou tel barrage ou contourner les lignes de démarcation, en se basant sur leurs "expériences" de la guerre civile », se désole Sanaâ, productrice de télévision. « J'ai l'impression qu'on s'est construit une mythologie de la guerre civile, l'impression que c'est le seul mythe fondateur de ce pays, un temps pseudo-héroïque où les gens se sont sentis appartenant à une communauté avec tout ce que cela implique comme sentiment d'engagement ou de victimisation », lance une jeune journaliste chrétienne qui a choisi de vivre dans la banlieue sud de Beyrouth, bastion du Hezbollah. « Nous vivons dans les mythes et non pas dans un pays », renchérit Sanaâ. « Je n'aime ni Fayrouz ni les frères Rahbani ; j'en ai assez du mythe libanais : on nous bassine avec le fameux "Le Liban vert" et tout le monde y croit, alors qu'il ne reste que 13% de verdure dans ce pays », soutient-elle. « Et après, on s'étonne que les jeunes qui ne connaissent rien à l'histoire, qui vivent dans l'imaginaire des parents qui ont vécu la guerre civile, jouent à leur tour aux miliciens ! » , lance Habiba, étudiante en droit commercial qui a vu ses jeunes voisins, des étudiants issus de familles « comme il faut » dresser des barrages en bas de chez elle, fusil-d'assaut en bandoulière. « Le pire, pour moi, était de constater la mobilisation de la jeune génération dans ces combats », explique Marina, 22 ans, militante à l'ONG Vers la citoyenneté. « A chacun sa vision de la guerre et tous se sont légitimement défendus. D'ailleurs, les manuels d'histoire s'arrêtent en 1943 et enjambent la guerre de 1975-1990 comme si rien ne s'était passé », poursuit Marina, atterrée par le fait que « les Libanais oublient trop vite ». Impunité « A la fin de la guerre civile, Walid Djoumblatt (leader druze, actuellement député, ancien seigneur de la guerre) avait prévenu : si l'on se jugeait pas les responsables des tueries durant la guerre, on recommencera dans dix ans, dans vingt ans, mais on recommencera », rappelle Sanaâ. « Plus que jamais, nous avons besoin d'une justice qui transcende les clivages politiques et religieux. Tous ceux qui ont commis ou couvert des crimes doivent êtres punis. Mais il y a un climat d'impunité imposé par toutes les amnisties prononcées à la fin de la guerre civile », constate Rania Masri, univseritaire et animatrice du groupe de défense des droits de l'homme, Moi, être humain avant tout. « Il y a effectivement des enquêtes sur des cas précis d'assassinat lors des derniers événements. Mais nous savons tous que l'impunité règne toujours », dit Nadim Houri, chef du bureau de l'ONG Human Rights Watch à Beyrouth. « Notre appréhension est que tout soit oublié après l'application de l'accord de Doha », ajoute-t-il, évoquant aussi les appels à la vengeance et l'armement de familles qui se sentent lésées par la justice. « Nous passons 90% de notre temps à calmer les gens. La tension dans la rue reste inquiétante », témoigne un des conseillers du leader de la majorité Saâd Hariri. « Je crois qu'en face, dans l'opposition, ils doivent en faire au moins autant », lâche-t-il.