Deux poètes contemporains, ayant vécu chacun sur une des deux rives de la Méditerranée, ont magnifié par le verbe l'amour jusqu'à le sublimer. Ils ont été, tous les deux, charmés par toutes ces dames qu'ils ont pu rencontrer dans leur vie ou dans le rêve, et dont ils ont peint les portraits dans divers poèmes. D'une part, plusieurs aspects, qui ont marqué la vie des deux poètes, leur sont communs. Ils ont tous les deux chanté l'amour, le vin, l'ennui, le désarroi, les remords, l'angoisse, la souffrance, la contestation, l'oscillation entre Dieu et Satan, la vie et la mort. D'autre part, ils étaient tous les deux des anticonformistes face aux règles établies par les ordres respectifs en place. Ils se sont fait seuls dans les tumultes de la vie. Ils étaient tous deux très jeunes lorsque la vie les éprouva durement. L'un et l'autre ont été orphelins dès leur plus jeune âge. Le poète dans la société occidentale a joué le rôle d'“écrivain public”. Dans les sociétés à tradition orale, comme c'est le cas de la société kabyle, le poète a été la voix des siens. Cependant, leurs productions ont été accueillies différemment par les autorités de leurs pays. Baudelaire, après avoir subi une véritable inquisition, est condamné par la justice française en 1856 pour “atteinte aux bonnes mœurs”. Il ne sera réhabilité que près d'un siècle plus tard, en 1947. En revanche, Ssi Mouhand Oumhand a été, quant à lui, plutôt consacré par les siens que Boulifa et Mammeri présentaient comme massivement presque exclusivement le poète de l'amour. Alors avoir été un Ssi Mouhand dans une société décriée par les anthropologues, les ethnologues, les ethnographes et autres études intentionnées de “non civilisée”, “coercitive”, “indigène”, “arriérée”, “archaïque”, “primitive” qui baigne dans “une culture infamante”, et avoir été en même temps glorifié par les siens, pour avoir justement chanté l'amour dans un verbe qui va au tréfonds de la volupté. Avoir été un Charles Baudelaire, transformateur des mentalités dans une société dite “civilisée”, “avancée”, “libre dans la pensée”, “moderne”, “de haute littérature”, mais déchiqueté et violenté par ses détracteurs qui “voient avec angoisse s'écrouler leurs certitudes antérieures” en le condamnant pour avoir très justement chanté l'amour dans un élan libérateur du verbe, nous pousse à nous demander qui du monde kabyle ou du monde français avait alors réellement le respect de la création artistique. Le propos ne se veut aucunement un jugement de valeur porté sur l'attitude de l'autorité française, coercitive vis-à-vis de Charles Baudelaire et sur celle de l'autorité kabyle enchantée par l'œuvre de Ssi Mouhand. Il suggère seulement la nécessité de reconsidérer le sens donné habituellement à la liberté de penser, à la liberté de création et à la liberté de l'innovation dans le domaine de l'art, dans les deux milieux, du temps où vivaient les deux poètes. Retenons, cependant, que la France fera son mea-culpa et Charles Baudelaire figure aujourd'hui dans les programmes scolaires et universitaires alors que Ssi Mouhand, tout aussi que d'autres grands hommes de la culture algérienne naturelle tels Ben Triki, Ben Sahla, Ben Msiyeb, Lakhdar Ben Khlouf, continuent d'être ignorés par leur pays. Aucune institution scolaire ou culturelle ne porte encore leur nom, hélas ! A. A.