Tous les ingrédients d'une “certaine recette” sont en place. Deux jours après le drame effroyable qui a coûté la vie à deux jeunes et honnêtes citoyens, Bordj Bou Arréridj est encore en état de choc. Dès le début de l'après-midi, hier, tous les abords du tribunal étaient bouclés par la police. Vingt-huit jeunes dont une dizaine de mineurs devaient être présentés devant le parquet pour “troubles à l'ordre public”, après la flambée de colère de la population qui s'était ruée sur le siège de la sûreté de wilaya après la mort de la première victime, décédée semble-t-il des suites de négligences hospitalières. Les quelques autorités que nous avons pu approcher cachaient difficilement leur nervosité. Une autre flambée de violence lors de la “présentation” n'était pas à écarter. Mais que s'était-il réellement passé ? Jusque-là, on ne connaissait de ce chef-lieu de wilaya que le côté jardin de “fer de lance de l'électronique”. En fait, une réputation très surfaite dans cette ville de l'Algérie profonde où le chômage, la délinquance juvénile et une corruption débridée battent leur plein. Mais nous y reviendrons. Ainsi donc, dans la matinée du premier jour de l'Aïd, deux jeunes loubards, à la mine patibulaire, visiblement défoncés aux “kachiyate”, entrent dans un magasin de chaussures. L'un d'eux, sans même s'en cacher, prit une paire de chaussures et sortit du magasin, suivi de son compère, en fait son frère cadet. Le jeune commerçant les rattrapa, tenta de récupérer son bien par la persuasion, mais devant la menace d'armes blanches, il asséna un coup de barre de fer à l'aîné des deux voleurs. Celui-ci réagit sur le champ et donna un coup de couteau au jeune homme qui, dans un geste de parade, pour éviter le coup dans le buste, avança sa cuisse et se fit, malheureusement, ouvrir l'artère fémorale. Blessure qui peut souvent entraîner une mort rapide si l'hémorragie, très importante, n'est pas jugulée par une secouriste expérimenté. Les deux jeunes voyous prirent la fuite, laissant le jeune commerçant baignant dans le sang. Un citoyen, témoin de l‘agression, se mit à leur poursuite. Au moment où il était sur le point de rattraper le meurtrier, le complice de celui-ci, embusqué dans un coin, surgit et lui planta son couteau dans le cœur, le tuant sur le coup. La première victime était encore en vie. Elle a été promptement évacuée vers l'hôpital. Là, en cette matinée de fête, les citoyens qui s'étaient dévoués, eurent l'amère surprise de trouver un service des urgences en vacances. Le médecin de garde n'était pas sur place, tout comme la plupart du personnel, parti probablement saigner le mouton de l'Aïd. Pendant ce temps, la jeune victime se vidait de son sang. Le jeune homme, à demi-conscient, avait vu la mort venir. Il décédera plusieurs heures plus tard, probablement par manque de soins appropriés. Entre-temps, excédés par cette criminelle négligence, les esprits commencèrent à s'échauffer. De nombreux parents et amis du blessé s'agitaient dans tous les sens, refusant de baisser les bras devant cette odieuse démission. La tension allait crescendo, jusqu'à l'explosion, lorsque la nouvelle de la mort du jeune homme fut connue. Le pire a pu être évité grâce à la présence de citoyens respectés qui ont tout fait pour apaiser les esprits. Les deux frères meurtriers, qui venaient de tuer chacun son homme, étaient rentrés chez eux. Ils se disputèrent et en vinrent aux mains. L'aîné des deux donna un violent coup de barre de fer à son frère, le blessant sérieusement. Lorsque deux heures après le double crime et après avoir identifié les agresseurs, la police se présenta à leur domicile, l'ambulance de la Protection civile était là pour évacuer le blessé vers l'hôpital. Le commissaire le fit passer pour un policier victime d'un accident pour éviter qu'il ne soit lynché par la foule. La nouvelle du drame allait se propager comme une traînée de poudre. Les deux victimes jouissaient, ainsi que leurs familles respectives, de la considération générale. Les deux meurtriers étaient tout aussi connus. Dans le mauvais sens. L'aîné, qui avait été le premier à tuer et qui avait été reconnu par des témoins pour son accent oranais, vivait à l'ouest du pays, où il était recherché par la police. Les deux frères étaient de multi-récidivistes. Pendant ce temps, la foule, de plus en plus nombreuse, probablement chauffée à blanc et après avoir saccagé des mobiliers urbains, allait se ruer sur les locaux de la sûreté de wilaya. Il semble bien que le mouvement de colère, légitime et largement compréhensible, ait été récupéré par des milieux islamistes dont on comprend bien qu'ils ne pouvaient laisser passer une pareille aubaine pour fustiger “l'autorité”. C'est donc aux cris de “Alayha nah'ya oua alayha namout” et autres leitmotive “fissistes”, comme “appliquez la charia aux criminels”, qu'un nombre très élevé de jeunes et de moins jeunes manifestants allaient mettre le siège devant le sûreté de wilaya. Des renforts furent mobilisés et des moyens plutôt musclés dont des bombes lacrymogènes seront utilisés pour disperser la foule. 28 jeunes manifestants furent arrêtés. A l'heure où nous rédigeons ces lignes, ils sont présentés devant le procureur. Mais il semble bien que le climat est à l'apaisement et que le procureur n'est pas trop mal disposé à l'égard de ces jeunes émeutiers qui n'ont fait que recourir au seul moyen qu'on leur a laissé pour laisser exploser une colère trop longtemps contenue. L'opinion publique parle d'insécurité grandissante, d'agression en plein jour, de vols, allant jusqu'à évoquer le cas de ce policier qui a grillé un feu rouge, occasionnant un accident mortel. Le chef de la sûreté de wilaya rétorquera que B.B.A. n'est ni pire ni meilleure que le reste du pays en matière de sécurité et que des efforts remarqués ont été déployés pour doter le chef-lieu de quatre nouveaux sièges de sûreté urbaine, ainsi que de la réalisation de plus de 30% d'affaires traitées avec succès, comme la saisie de 40 000 cachets de psychotropes. A ce sujet, les citoyens se montrent particulièrement diserts, allant jusqu'à montrer du doigt certains services “habilités” qui laissent faire le trafic, en plein jour, de ces psychotropes, lesquels décuplent l'agressivité, annihilent le self-control. Ce drame épouvantable est symptomatique d'une situation caractéristique et dont les fracas laissent deviner un scénario aux relents du déjà-vu. Tous les ingrédients d'une certaine recette sont en place. Il ne manque plus que des élections. Celles-ci ne sont plus très loin. Un commerçant lancera cet avertissement : “La situation est très grave à Bordj. Si rien n'est fait pour parer au plus pressé, il faudra s'attendre à une sérieuse explosion. Mais encore une fois, c'est nous qui payerons la facture…”. D. B.